Contribution : Être écrivain, être journaliste, c’est écrire le monde et aider à le faire…
Par Cherif Rahmani(*)
1. Voici bientôt trente ans, Kateb Yacine décédait, c’était le 1er
novembre 1989. Il a été enterré au cimetière El-Alia sur sa terre natale
qu’il chérissait. Son attachement à la terre natale et à son peuple
étaient trop forts pour qu’il pût s’éloigner durablement de l’un comme
de l’autre autrement.
2. Son enterrement, le jour même où l’Algérie célébrait le
trente-neuvième anniversaire du déclenchement de lutte pour la
Libération nationale, était interpellant à plus d’un titre : le décès
d’un auteur s’associait par un hasard dont l’histoire a le secret à la
commémoration d’un évènement national au retentissement international.
3. Kateb, cet auteur dont j’avais lu puis relu le maître roman, Nedjma,
alors que j’étais jeune, est aujourd’hui reconnu au-delà des frontières
du pays qui l’avait vu naître.
Célébrer les auteurs
4. Célébrer un créateur, le plus sûr moyen… et le plus sûr de tous, de
le faire rentrer dans la postérité, n’est-ce pas de faire face à la mort
physique de celui-ci en pérennisant son œuvre ?
5. Certes, la mort est un horizon irrémédiable. C’est un horizon proche
et lointain, le plus lointain que l’on peut espérer, autant que pour les
siens, que pour les autres. Mais cet horizon que nous voulons si
lointain est un horizon proche, le plus proche de tous dans la mesure
où, par la pensée et la foi, la mort nous habite. Et parce que de ce
fait aussi, par la pensée et la foi, nous habitons la mort.
6- Horizon absolument lointain lorsque nous sommes dans la quiétude des
moments heureux, nous nous en éloignons toutefois, par la pensée,
jusqu’à le perdre de vue. Mais cet horizon est en nous. Oui ! nous
habitons la mort, parce qu’elle nous habite.
Kateb Nedjma, un roman emblématique
7. Lorsque j’avais appris, voici une trentaine d’années environ, la mort
de Kateb Yacine, j’avais eu le souvenir de son premier roman,
emblématique, dont des passages me revenaient à l’esprit. Nedjma, paru
en 1956. C’était un roman, certes. Mais c’était plus qu’un roman : il
était l’étincelant témoignage d’une Algérie qui ne se cherchait plus,
ayant définitivement installé ses repères dans le combat pour
l’affirmation désormais inébranlable d’un destin national souverain.
Mohamed Dib et la Grande Maison
8. Un autre romancier, à l’époque, avait su, à travers le récit du vécu
d’une famille, faire la peinture vivante des conditions de vie des
Algériens dans les années 1930 et 1940. C’était Mohamed Dib, dont je ne
pouvais avoir oublié la Grande Maison, son premier roman, qui avait une
telle dimension documentaire qu’on y apprenait autant à sa lecture que
s’il s’était agi d’un reportage sur la misère matérielle et les brimades
de la vie, à l’époque coloniale, qui étaient un lot assez unanimement
partagé. J’appris par la suite que, tout comme Kateb Yacine, Mohamed Dib
avait été lui aussi un journaliste fortement engagé auprès du quotidien
progressiste Alger Républicain, et cela dès 1950.
9. Ces journalistes, ces bonificateurs…
Le monde de la presse, le journalisme, l’écriture au jour le jour de ce
qui partout se fait, se défait et se vit chaque jour, tout cela exerce
sur à peu près tout le monde un attrait fort et constant. Parce qu’être
journaliste, c’est dire le monde, et dire le monde, c’est aider à le
faire ou, à tout le moins, exercer sa part d’influence, si infime
soit-elle, dans le jugement que les autres, tous les autres, qui sont
lecteurs, ont à se faire sur tel évènement. J’ai sans cesse pensé que
les écrivains et les gens de presse, les professionnels de l’information
et du commentaire, je veux dire ceux qui travaillent utilement au salut
de la société, de la planète et de leurs semblables, sont les
bonificateurs de l’humanité, aux côtés de ceux qui marchent contre le
vent.
10. C’est en pensant à Kateb Yacine, et donc au journaliste qu’il fut
avant d’être romancier, le grand romancier que l’on sait, que j’ai
appris les décès, annoncés un même jour, de Hassen Bachir-Chérif,
directeur du quotidien national La Tribune et de Ghania Yacef-Toumi,
journaliste-animatrice à la radio El-Bahdja.
Hassen Bachir-Chérif
11. J’avais connu l’un et l’appréciais vraiment pour sa verve, sa bonne
humeur, qui n’était pas chez lui une posture artificielle mais reflétait
sa nature spontanée. Hassen Bachir-Chérif avec lequel j’avais eu souvent
le plaisir de travailler et souvent de converser, notamment lorsque
j’étais en charge du ministère de la Jeunesse et des Sports, sur les
sujets les plus divers, en rapport avec nos préoccupations respectives,
me donnait la preuve chaque fois que cela lui était possible qu’on
pouvait être gai ou, à tout le moins, garder la sérénité au point de la
paraître ; même dans les moments qui, pour d’autres, devaient amener à
des postures sévères. Il aimait trop la vie pour accepter de se départir
de ce qui en faisait le sel, à savoir le mot d’esprit, l’humour, la
bonne humeur envers et contre tout et ; s’il fallait, contre tous. Il
nous aura quittés sans peut-être le savoir, puisque ce fut à l’aube, à
la suite d’un très rapide et tragique malaise cardiaque. Comment ne pas
regretter vraiment, avec le sentiment d’une perte immense qu’accroît son
caractère irrémédiable, qu’un tel homme soit si brutalement ravi par la
mort aux siens, et à tout le pays.
Ghania Yacef-Toumi
12. Mais en même temps que le décès de Hassen Bachir-Chérif, était
annoncée la nouvelle du décès d’un autre nom du journalisme national :
Ghania Yacef-Toumi était arrachée à l’affection des siens après une
courte mais fulgurante maladie. Je l’avais connue. Elle était jeune,
très jeune quand je l’avais reçue pour la première fois dans mon bureau
au ministère alors que j’étais en charge de l’environnement. On m’avait
annoncé un journaliste de la Chaîne 2. Je m’attendais, comme n’importe
qui en pareille circonstance, à voir entrer dans mon bureau une personne
qui aurait la trentaine, peut-être plus. Donc dans la pleine maturité
professionnelle ; compte tenu de l’objet de l’entretien que nous allions
avoir. Il s’agissait d’évoquer l’état et l’avenir de l’environnement
dans notre pays. Je vis entrer une adolescente et j’en fus comme
surpris, mais agréablement. Mais je m’aperçus après quelques mots
échangés seulement, que la compétence, tout comme la bravoure, n’a pas
d’âge prescrit. Je relevais chez elle immédiatement un esprit d’une rare
perspicacité : elle était la vivacité même. Il n’y a pas d’âge pour être
arraché à l’affection des siens. Mais quelquefois la mort, toujours
injuste, nous paraît l’être plus encore quand elle concerne des
personnes si jeunes.
13. Il n’y a pas de doute que, du fait de ses rares qualités humaines,
cette jeune journaliste vivra longtemps, très longtemps après sa
disparition dans le cœur de tous ceux qui l’ont connue et appréciée.
14. Elle manquera à ses trois filles Lina, Kenza et Mériem, dont l’aînée
a à peine douze ans et la plus petite, moins de trois ans.
15. A Kateb, à Dib, à Hassen, à Ghania, notre reconnaissance éternelle !
C. R.
*) Ambassadeur des Déserts et des Terres arides (Convention des
Nations-Unies pour la lutte contre la désertification). Président de la
Fondation des Déserts du monde. Ancien ministre.
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