Contribution : AFRIQUE
Le pillage fiscal
Par Léonce Ndikumana
On connaît le refrain : l’Afrique est pauvre, et elle
a besoin de l’aide des pays riches. Et si les puissances occidentales
ont longtemps exploité le continent noir, à travers l’esclavage, le
colonialisme et l’extraction de ressources, elles rivalisent aujourd’hui
de générosité pour éradiquer la pauvreté et faciliter le développement.
Mais cette histoire, répétée ad nauseam par les pays riches est en
réalité un mythe. On sait depuis plus de quinze ans que l’Afrique
reverse plus de capitaux au reste du monde qu’elle n’en reçoit à travers
l’aide étrangère. De 30 à 60 milliards de dollars sont ponctionnés
chaque année du continent, selon les calculs d’un groupe de réflexion
parrainé en 2015 par la CEA et l’Union africaine, autour de
l’ex-Président sud-africain Thabo Mbeki. Et l’estimation est assez
conservatrice.
En quoi consiste cette hémorragie que les spécialistes surnomment les
«flux financiers illicites» ? Il y a bien sûr les activités criminelles
en tous genres (trafics de drogue, d’armes, de marchandises, etc.), et
les transferts de fonds issus de la corruption. Mais l’essentiel
provient des flux commerciaux traditionnels. C’est le fruit de
manipulations effectuées par des multinationales pour ne pas payer aux
pays les impôts correspondants à leurs activités sur place. Les
entreprises ont recours à deux types de stratégies, les combinant au
besoin, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal. La première désigne la
fraude à proprement parler, alors que la seconde consiste à rechercher
activement les failles du système fiscal d’un Etat, pour réduire le
montant des prélèvements dont l’entreprise devrait normalement
s’acquitter. Le plus souvent, les multinationales transfèrent leurs
profits vers des pays où la fiscalité est peu élevée, aux dépens de
celui où elles produisent en réalité.
Il s’agit d’un phénomène mondial. Les gouvernements des pays riches
considéraient il y a encore quelques années que les flux financiers
illégaux étaient avant tout une question de lutte contre le terrorisme
et le crime organisé. Les déficits budgétaires chroniques les poussent
désormais à s’inquiéter de l’impact de ces détournements sur leurs
finances. Il suffit de voir la bataille en cours au sein de l’Europe, où
des pays comme la France ou l’Allemagne sont las de voir les champions
du secteur digital comme Google, Apple, Facebook ou Amazon échapper à
leurs obligations fiscales en déclarant leurs bénéfices en Irlande ou au
Luxembourg.
Mais l’impact pour les pays en voie de développement, en particulier en
Afrique, est nettement plus dévastateur. Avant même les détournements
des entreprises, leurs recettes fiscales sont faibles. En Afrique, le
niveau moyen des prélèvements ne dépasse pas 17%, contre environ 35%
dans les pays riches. Les administrations ne disposent pas des
ressources nécessaires pour déjouer les stratégies de plus en plus
sophistiquées et agressives des multinationales pour échapper à l’impôt.
Sans même parler de la corruption qui achète la complaisance de certains
décideurs locaux.
Ces impôts non payés ont un coût humain gigantesque. Ce sont autant de
financements en moins pour les infrastructures, des programmes
d’éducation, de santé, d’alimentation, de protection des droits des
femmes ou de préservation de l’environnement. L’ONU en a d’ailleurs pris
conscience en déclarant que la lutte contre les flux financiers
illicites était un frein au financement du développement, et donc une
entrave aux Objectifs de développement durables que la communauté
internationale s’est fixés d’ici 2030. Dans ce contexte, nous
considérons, à l’instar de la Commission indépendante pour la réforme de
la taxation internationale des entreprises (ICRICT), que l’ONU doit
affirmer de façon explicite que les stratégies d’optimisation fiscale
des multinationales contribuent aux flux financiers illicites contre
lesquels le monde doit s’engager.
Cette bataille implique un engagement à la fois au sein des Etats qu’au
niveau global pour améliorer la transparence dans les systèmes
financiers et le commerce international, et renforcer les capacités des
administrations fiscales.
Cela signifie obliger les grandes entreprises à dévoiler le détail de
leurs activités dans chaque pays où elles opèrent, pour s’assurer que
les profits sont bien déclarés et taxés dans le pays où se déroulent les
activités productives et commerciales de ces entreprises. Cela veut
aussi dire s’intéresser de près à tous les intermédiaires qui rendent
possible cette fuite de capitaux, à commencer par les banques qui aident
à cacher ces ressources détournées dans des paradis fiscaux.
L. N.
Bio express
Léonce Ndikumana est professeur d'économie et directeur du Programme des
politiques de développement africain à l'Institut de recherche en
économie politique (PERI) de l'Université du Massachusetts à Amherst. Il
est membre du Comité des Nations-Unies sur la politique de
développement.
Ses recherches portent sur la dette extérieure et la fuite des capitaux,
les marchés financiers et la croissance, les politiques macroéconomiques
pour la croissance et l'emploi, l'aide et le développement social, ainsi
que l'économie des conflits et des guerres civiles en Afrique. Il est
corédacteur en chef de Capital Flight from Africa : Causes, Effects and
Policy Issues ; co-auteur de l'ouvrage Africa's Odious Debt : How
Foreign Loans and Capital Flight Bled a Continent (La Dette Odieuse
d'Afrique : Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un
continent), ainsi que de dizaines d'articles universitaires et de
chapitres de livres sur le développement africain et la macroéconomie.
Léonce Ndikumana est diplômé de l'Université du Burundi et titulaire
d'un doctorat en économie de l'Université de Washington à St.
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