Entretien : Le Dr MOURAD PREURE AU SOIR D’ALGERIE :
«L’Algérie ne peut rester en marge sur le gaz de schiste»


Interview réalisée par Khedidja Baba-ahmed
Nouvelle révision de la loi sur les hydrocarbures et reprise de l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste : deux annonces-événements du gouvernement qui font beaucoup réagir politiques, scientifiques, techniciens du domaine et beaucoup de simples citoyens. Deux annonces qui n’ont encore rien dit sur leur contenu comme sur leur finalité ni qu’est-ce qui les justifierait précisément aujourd’hui. C’est autour de ces deux événements que nous avons interrogé le Dr Mourad Preure, expert pétrolier international, président du cabinet Emergy. Avant tout développement, l’expert replace ces deux mesures dans leur contexte énergétique national et international. Le problème, dit-il, c’est qu’aujourd’hui «il y a un désamour du partenariat international pour l’Algérie, que ça se répercute sur notre production et notre position concurrentielle, que l’image de notre pays est brouillée, paradoxalement plus qu’elle ne pouvait l’être durant la décennie du terrorisme». Aussi, pour ce qui le concerne, il recommande le retour à la loi 86/14 «en y incorporant des mécanismes d’écrémage des superprofits et de prise en compte de petits gisements, voire des hydrocarbures non conventionnels». Sa recommandation découle du contenu de cette ancienne loi dont il n’explique pas l’abandon comme il ne s’explique pas la série de nouvelles lois qui lui ont succédé et qui ont fait très fortement reculer notre positionnement sur le marché énergétique international. Quant on l’interroge sur la crainte quant à la perte de souveraineté nationale sur nos richesses, l’expert explique très largement pourquoi «aujourd’hui la souveraineté ne peut se limiter au 51/49 : elle est une position dynamique, sans cesse remise en cause , seulement garantie par le dynamisme, la compétitivité des acteurs nationaux, au premier rang desquels Sonarach, qui fondent ainsi la puissance de la nation». Et justement de proposer comme préalable le renforcement de Sonatrach, «propriété de l’Etat souverain sur les plans managérial et technologique». Se faisant plus précis, il décline quatre missions «convergentes» devant assurer ce renforcement. Quant au gaz de schiste et aux réactions nombreuses que l’annonce de sa reprise a engendrées, le Dr Preure considère qu’il s’agit là d’un faux débat. Non sans arguments, très largement détaillés, l’expert pétrolier commence par expliquer que la perspective de la production de ce gaz ne pouvant être effective qu’au terme de 5 à 10 ans, il serait, dit-il, « irresponsable de la part de Sonatrach de ne pas engager des travaux pour évaluer le potentiel national et se mettre en veille technologique pour être prête le moment venu. Là aussi, cela pourrait paraître réducteur, mais M. Preure offre au lecteur des arguments implacables pour s’engager dans la voie du gaz de schiste.

Le Soir d’Algérie : La loi sur les hydrocarbures va être révisée, a annoncé, dimanche dernier, le Premier ministre qui a dû, face aux interrogations multiples et aux inquiétudes exprimées sur le devenir de cette ressource nationale, assurer, sans autre précision, que «cette révision ne portera sur aucune question de souveraineté nationale, y compris la règle 51/49 sur les investissements étrangers. Mais alors, qu’est-ce qui justifie cette révision maintenant alors que la loi actuelle ne date que de 2013 ?
Dr Preure : Les faits sont là, les derniers appels d’offres ont été un échec qui se traduit par un retard dans le développement de l’amont pétrolier et gazier algérien, et un déficit de volumes de pétrole et de gaz, surtout de gaz, pour couvrir en même temps la demande interne, boulimique, et les exportations qui risquent fort d’être compromises dès 2030, tant est forte la pression de la demande interne qui croît de 5% l’an. Mes contacts avec l’industrie pétrolière internationale m’ont fait comprendre que le cadre juridique, en Algérie, est un frein pour le développement du partenariat international dans l’amont, surtout lorsque j’ai suivi l’intervention du représentant iranien lors du dernier sommet pétrolier de Paris et noté combien le cadre juridique proposé par ce pays, réputé jaloux de sa souveraineté, était attractif et semblait convaincant pour les compagnies présentes. Les investissements dans l’exploration-production dans le monde ont baissé de près de moitié depuis le choc pétrolier de 2014. Le Premier ministre a assuré que le principe 51/49 n’était pas remis en cause et que la question de la souveraineté était un critère déterminant de décision en la matière. J’y reviendrai. Il reste que la loi actuelle n’a pas produit les résultats attendus. Ce qui apparaît, c’est qu’au niveau de l’Etat, la réflexion est ouverte car il est clair que le niveau de production actuel n’est pas à la hauteur du potentiel de notre pays, que la compétition entre producteurs pour attirer les investissements est très vive, et que notre cadre juridique, encore, compromet toute relance de l’exploration et du développement des gisements dans un cadre partenarial, indispensable dans notre pays. Il est tout aussi clair que cette situation, en agissant négativement sur nos exportations, fragilise la position de notre pays autant dans ses équilibres macroéconomiques que sur la scène énergétique internationale où il peine à défendre ses débouchés gaziers face à une concurrence agressive. Le gouvernement semble déterminé à y mettre un terme et à remettre le secteur des hydrocarbures dans un sentier d’expansion. Il faut pour autant qu’il fasse les choix les plus indiqués, car, en effet, il n’a pas le droit à l’erreur.

Assurer plus d’attractivité aux investisseurs étrangers semble être la motivation première de cette révision. Va-t-on alors vers plus de concessions aux éventuels investisseurs ? Sur quels domaines précisément et jusqu’à quelle limite? La loi en cours accorde à Sonatrach l’exclusivité de l’activité transport par canalisations des hydrocarbures et des produits pétroliers. Dans la nouvelle loi est-il envisagé que Sonatrach puisse partager cette activité avec des partenaires étrangers ?
D’abord une clarification de principe, si vous le voulez bien. Dans notre métier de pétrolier, on dit souvent que quatre fois vingt-cinq est toujours supérieur à cent. Nous raisonnons toujours en situation de rareté de ressources par rapport au risque qu’il nous est impératif de partager. Le risque, dans les opérations pétrolières, est géologique (on peut explorer sans découvrir), technologique, commercial (incertitude des prix), financier, géopolitique, etc. Voilà pourquoi, même si on a tous les moyens financiers, on recourt au partenariat pour partager le risque, accéder à la technologie, aux marchés, etc.
Le problème aujourd’hui est qu’il y a un désamour du partenariat international pour l’Algérie, que ça se répercute sur notre production et notre position concurrentielle, que l’image de notre pays est brouillée, paradoxalement plus qu’elle ne pouvait l’être durant la décennie du terrorisme. La réalité est que l’Algérie était réputée pour son domaine minier prospectif, largement inexploré, ainsi que pour la stabilité du cadre réglementaire et juridique. Durant vingt ans, de 1986 à 2005, la loi des hydrocarbures n’a pas changé. Puis, en une année, elle a changé deux fois de suite. Puis, faute de résultats, le gouvernement a été contraint à y apporter des changements en 2013. Pourtant, la loi 86/14 de 1986 était performante, attractive et a permis la relance de l’amont algérien. De plus, elle protège la souveraineté sans compromis aucun.
Le cœur de cette loi, le «contrat de partage-production» ou «Production Sharing Agreement ou PSA», est largement connu des compagnies internationales et maîtrisé par leurs juristes. Il est rassurant et les encourage à engager des investissements à risque, comme je l’ai dit plus haut. Je n’ai jamais compris qu’une loi si fiable, qui a donné de si bons résultats, qui protège les intérêts nationaux, ait pu être remise en cause, avec les résultats que l’on sait. C’est aussi le sentiment dont me font part les pétroliers étrangers que je rencontre dans des congrès et think tanks internationaux. Pour ce qui me concerne, je recommande le retour à la loi 86/14 en y incorporant des mécanismes d’écrémage des superprofits et de prise en compte des petits gisements, voire des hydrocarbures non conventionnels. Dans la loi 86/14, Sonatrach, propriété de l’Etat et son représentant, est le détenteur exclusif du titre minier. A ce titre, et pour réaliser des opérations de prospection (études de surface), exploration (études et forage), production, elle fait appel à un partenaire étranger. Elle le fait, comme je l’ai dit plus haut, pour partager le risque et accéder à la technologie. Mais, ce partenaire, si découverte il y a, n’est propriétaire des hydrocarbures qu’au point d’enlèvement à la frontière. Il ne détient pas de réserves qu’il porterait sur sa comptabilité et ferait valoir pour sa capitalisation boursière. Sonatrach signe avec ce partenaire un contrat qui relève non du droit minier mais du droit commercial, le contrat de partage production (le plus utilisé) ou le contrat de services à risque ou sans risque (l’Irak a choisi cette voie). Dans le contrat de partage production ou PSA, le partenaire étranger prend en charge tout l’investissement et tout le risque exploratoire. Si l’opération est un échec, il l’assume totalement. S’il y a découverte, il est payé en volumes (pétrole ou gaz depuis les amendements de 1991). Il bénéficie du Cost Oil qui couvre ses investissements et du Profit Oil qui est un fee, un bénéfice rétribuant la prise de risque qu’il a pris et la valorisation qui en a résulté. Sonatrach, détenteur du titre minier, crée avec lui une association, chargée de mener le projet. Ainsi, Sonatrach ne participe pas à l’investissement ni au risque, alors qu’elle bénéficie de la production dont elle est propriétaire. Cost Oil et Profit Oil figurent dans les réserves de Sonatrach et sont ainsi comptabilisés comme une dette fictive vis-à-vis de son partenaire étranger.
Dans les lois depuis 2005, elle participe à l’investissement (ce qui pèse sur ses finances et donc sur son développement, contrairement au passé) et donc au risque. Dans tous les cas, hormis l’épisode de la loi de 2005, le transport par canalisations, secteur hautement stratégique et de souveraineté, est contrôlé à 100% par Sonatrach. Il ne saurait en être autrement, et je doute que le gouvernement ait envisagé une telle éventualité. En conclusion, je voudrais dire que les dispositifs juridiques mis en place en 2005 ont représenté un recul au sens où ils nous ramenaient indirectement à un régime qui s’apparente au système des concessions (quand bien même Anaft reste titulaire du titre minier), abandonné durant la décennie soixante-dix militante des pays producteurs. Les multiples amendements opérés par la suite dans le sens de la protection de la souveraineté nationale ont compliqué les dispositifs juridiques intrinsèques à la loi et découragé les partenaires étrangers. Il ne pouvait en être autrement. Faut-il, aujourd’hui, amender encore la loi avec des avantages fiscaux plus réalistes et attrayants ou la remettre en cause ? Je le souligne, le retour à la loi 86/14 me semble la solution la plus opératoire (la plus rapide et la moins complexe à mettre en œuvre) et la plus saine dans ce contexte hautement compétitif et où la pression sur Sonatrach est très forte.

Vous vouliez revenir sur la question si importante de la souveraineté tout comme vous évoquez souvent le rôle et les ambitions que nous devons donner à Sonatrach. Pouvez-vous développer ce point ?
Merci de me donner l’occasion d’y revenir. En effet, l’industrie pétrolière et gazière internationale devient plus complexe, le changement s’accélère, devient de plus en plus chaotique, imprévisible, avec des recompositions nouvelles des rapports de force, une restructuration profonde qui modèle la géopolitique de l’énergie en général et des hydrocarbures en particulier. Les jeux d’acteurs sont excessivement agressifs, le progrès technique remet sans cesse en cause les positions acquises. Le meilleur exemple est l’irruption des hydrocarbures non conventionnels sur la scène pétrolière et gazière dont ils ont bouleversé totalement les règles et les bouleverseront davantage encore à l’avenir. De fait, aujourd’hui, la souveraineté, la puissance des Etats producteurs repose sur la compétitivité, le pouvoir innovant, l’excellence managériale et technologique de leurs compagnies pétrolières nationales.
Il nous faut impérativement, et dans l’urgence absolue, réétalonner nos compteurs, nos référentiels. Le principe 49/51 ne garantit nullement la souveraineté et le contrôle national des ressources. Je peux choquer, mais là est la vérité. Sans une compagnie pétrolière nationale évoluant aux standards internationaux d’excellence managériaux et technologiques, il ne peut plus y avoir de souveraineté sur les ressources, ni de destin énergétique. De plus, la transition énergétique imprègne profondément les stratégies des acteurs. Les compagnies pétrolières tendent à devenir des compagnies énergétiques fournissant indifféremment au client final carburant, molécules de gaz et kilowattheures, de plus en plus d’origine renouvelable. Les compagnies pétrolières s’engagent dans l’électricité verte car elles sont concurrencées, de plus, sur leur marché captif, soit les transports par l’électricité. Ce nouveau paradigme de la mobilité mettra une trentaine d’années à s’imposer, mais il affectera profondément l’industrie pétrolière.
Donc, la priorité première est de renforcer Sonatrach, propriété de l’Etat souverain, sur les plans managérial et technologique, et lui assigner quatre missions convergentes : (i) participer activement à la relance de l’économie nationale, tant par les ressources financières qu’elle procure, par la valorisation interne des hydrocarbures, que par son effet de rayonnement sur l’industrie, l’université et la recherche ; (ii) sécuriser les approvisionnements énergétiques nationaux sur le long terme, en valorisant le domaine minier national notamment ; (iii) se renforcer sur son cœur de métier, soit l’amont, et viser à devenir un grand découvreur d’hydrocarbures, détenir des réserves à l’étranger et entrer dans le top ten des compagnies pétrolières internationales ; (iv) s’engager activement dans les renouvelables et être le moteur de la transition énergétique dans notre pays. Les pays producteurs les plus visionnaires s’engagent dans cette voie. Les Etats soutiennent activement leurs compagnies nationales dans leur développement national et international et les intègrent même dans leurs chaînes diplomatiques, les faisant ainsi bénéficier de toute la force de frappe de leurs Etats.
La crise pétrolière que nous vivons est la manifestation des changements profonds en gestation dans l’industrie énergétique mondiale. Et ce n’est pas un hasard si les deux pôles qui la portent, d’une part le progrès technique (les schistes en sont un exemple), d’autre part la géopolitique nouvelle d’un monde multipolaire en formation, sont eux-mêmes le cadre et l’objet d’une accélération du changement.
Un monde nouveau est en train de naître sous nos yeux, nous devons y viser une insertion active, par nos acteurs énergétiques, nos universités, et non une insertion passive comme seul exportateur d’une ressource demain contestée par les effets encore imprévisibles du changement. Voilà pourquoi, aujourd’hui, la souveraineté ne peut se limiter au 51/49, elle est une position dynamique, sans cesse remise en cause, seulement garantie par le dynamisme, la compétitivité des acteurs nationaux, au premier rang desquels Sonatrach, qui fondent ainsi la puissance de la nation.

Pour en revenir aux changements attendus dans la loi sur les hydrocarbures, comment les situez-vous par rapport à l’argumentaire que vous venez de développer ?
Je n’ai pas grand-chose à ajouter pour ce qui concerne la loi. Seulement peut-être, en effet, ceci : dès lors qu’est engagé et traité comme priorité nationale le renforcement de Sonatrach, compagnie pétrolière, propriété de l’Etat, il convient de considérer les logiques partenariales de manière froide et réaliste, avec comme seul critère l’intérêt national. Je rappelle que Sonatrach a engagé un ambitieux et très prometteur projet stratégique, le SH 2030, qui va dans le sens sus-évoqué et qu’il est impératif pour elle, pour le pays, de réussir. J’ajouterai encore que concernant le partenariat international, si notre domaine minier reste inexploré et prospectif, autant en conventionnel qu’en non conventionnel, si la loi demande à être revue, il faut aussi, je dirais même surtout, que le climat des affaires marche au même pas, que les entraves bureaucratiques, qui brouillent encore plus l’image de notre pays et découragent tout projet partenarial, soient levées. Dans le même sens, il faut faire confiance aux managers nationaux, tout en mettant en place des systèmes d’audit et de contrôle modernes et efficaces. Le recours aux appels d’offres pour l’exploration me semble être une aberration, s’agissant d’entreprises qui sont appelées à prendre de gros risques ensemble, à collaborer. Comme disait Hassen El Badri, ancien secrétaire général de l’Opec : «On ne choisit pas sa femme par appel d’offres.» Il faut engager des consultations restreintes avec des leaders, consultations qui doivent viser à construire des partenariats stratégiques où Sonatrach apporte le potentiel du domaine minier national (y compris sur des gisements en activité dans des projets de récupération assistée) tout en se voyant ouvrir par son partenaire étranger des perspectives dans l’amont international, dans l’aval et la génération électrique, dans les renouvelables.
Nos partenaires doivent être rassurés et encouragés à implanter dans notre pays des activités intenses en technologie, sociétés d’ingénierie, centres de recherche. Il faut que nos universités, notamment celles des zones productrices, Ouargla, Laghouat, Oran, Skikda, Alger et Boumerdès, mais aussi Adrar pour le solaire, soient parties prenantes dans ces partenariats. Il faut que la sous-traitance nationale s’articule à ce puissant tissu industriel et technologique pour soutenir la position concurrentielle de Sonatrach et s’ouvrir de réelles perspectives stratégiques autant dans les hydrocarbures que dans les renouvelables.

Vous insistez beaucoup sur la transition énergétique. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Notre pays a un ensoleillement exceptionnel et il figure parmi les bons derniers dans la transition énergétique. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? 3 500 heures d’ensoleillement dans le Sud, soit 86% de notre territoire, 2 650 heures au Nord. L’Algérie est une pile électrique à ciel ouvert, et elle est la dernière à le savoir ! Il nous faut nous investir puissamment dans les renouvelables, le solaire en particulier, et viser à entrer dans le cercle des leaders industriels et technologiques de la transition énergétique.
Notre modèle de consommation énergétique doit puissamment basculer vers les renouvelables. Ceci est un impératif stratégique. Sous la direction de nos énergéticiens nationaux, Sonatrach et Sonelgaz, les entreprises privées et publiques, les universités doivent être mis en ordre de bataille pour remporter ce challenge.
Il nous faut profiter de la crise que traverse l’industrie des renouvelables dans le monde, particulièrement en Europe, du fait de la guerre des prix menée par les Chinois. Beaucoup de pépites, des sociétés de haute technologie dans le domaine sont en difficulté en Europe. Elles sont disposées à construire des partenariats industriels et technologiques avec nos entreprises. Ces partenariats, pour réussir, doivent se prolonger dans des liens de capital, car, contrairement à une vieille illusion, la technologie ne se transfère jamais, au grand jamais. On la produit, on l’arrache, on la vole, on construit des alliances stratégiques pour y accéder. Notre engagement dans la transition énergétique doit être une ambition industrielle qui ne se limite pas à la réalisation d’installations. Nous devons investir l’amont de la chaîne et entrer dans la filière du silicium qui nous mènera aussi vers les semi-conducteurs, nous devons investir les nanotechnologies et nous mettre en veille dans la filière des couches minces. Nous avons des ressources considérables en silice et pouvons produire du silicium. Nous avons des ressources en lithium et pouvons nous engager dans la filière des batteries lithium-ion qui fonde le nouveau paradigme de la mobilité. Nous devons nous engager dans les systèmes distribués où chaque foyer produirait une part de son électricité.
Ainsi, la transition énergétique prendrait la forme d’un mouvement citoyen et pourrait, avec la convergence entre internet et renouvelables nous placer dans la filière d’avenir des «Smart Grid». Car s’il est deux domaines industriel et technologique où nous pouvons sans honte postuler à entrer dans le cercle des leaders, c’est l’énergie et le numérique.
Là aussi, nous avons les ressources tant naturelles qu’humaines (je n’oublie pas notre diaspora qui peut être d’un apport déterminant), il nous manque la vision, l’ambition.

Le gouvernement a annoncé la relance du projet d’exploitation du gaz de schiste «au regard des capacités dont dispose le pays» et, précise le Premier ministre, «il ne s’agit pas d’une démarche aventurière mais d’une option visant à garantir l’avenir en matière énergétique». Qu’est-ce qui fait que l’on reprenne l’investissement dans cette énergie fossile alors que les énergies nouvelles, notamment le solaire, en Algérie semblaient être une option eu égard au fort ensoleillement de notre territoire et à l’absence de dégâts écologiques ? Qu’est-ce qui a conforté le gouvernement dans la reprise de l’option gaz de schiste après son abandon en 2015 ? Une baisse du coût de production réputé alors «plus important que sa valeur commerciale»? Une technologie plus maîtrisable ? Ou plus prosaïquement des réserves de gaz naturel en forte baisse et la nécessité évidente d’utiliser toutes nos ressources ?
Je pense qu’il nous faut aborder cette question avec mesure et pondération. Je lis beaucoup d’articles dont les auteurs, usant d’un langage ésotérique, technique à l’excès, inaccessible au lecteur lambda, s’improvisent faiseurs d’opinions et créent en fait une ambiance anxiogène dommageable, proche de la panique. L’intelligence de ces questions est rendue encore plus aléatoire dans le contexte de crise financière que traverse notre pays. Il ne faut pas oublier que Sonatrach a passé une crise fortement traumatisante qui a gravement affecté son encadrement (des structures centrales jusqu’aux unités opérationnels et aux gisements).
N’étaient le patriotisme et la compétence de toutes ces femmes et ces hommes, cette société se serait, sans conteste, effondrée.
Je ne connais aucune compagnie pétrolière qui a subi un tel ouragan si longtemps et qui soit encore de ce monde. Aujourd’hui encore, à la faveur de ce débat, ces cadres et ces techniciens sont à nouveau exposés. Un faux débat, j’insiste pour le dire, car la perspective de produire est de l’ordre de cinq à dix ans.
L’Algérie est créditée des troisièmes réserves mondiales en gaz non conventionnels. Il serait irresponsable de la part de Sonatrach de ne pas engager des travaux pour évaluer le potentiel national et se mettre en veille technologique pour être prête lorsque des technologies respectant l’environnement viendront à jour qui bouleverseront totalement, et de manière durable, les rapports de force où nous sommes déjà fragilisés. Les enjeux économiques sont énormes, et le progrès technique fortement sollicité. Déjà aujourd’hui les durées de forage ainsi que les coûts ont été divisés par deux.
De nouvelles techniques de forage comme le forage horizontal sur des longueurs de 3 000 m sont déjà opérationnelles qui sont en mesure de se substituer à la fracturation hydraulique. De nouveaux progrès sont à l’horizon, autant dans les techniques de fracturation (pneumatique, par arc électrique, etc.) que dans la mise au point d’additifs chimiques biodégradables et la gestion des eaux utilisées dans la fracturation. Il s’agit véritablement d’un bouillonnement technologique où d’importants capitaux sont investis.
Sonatrach, l’Algérie ne peut rester en marge. Cela, d’autant que le dynamisme de la demande interne de gaz, qui progresse de 5% l’an, qui menace de doubler d’ici 2030, neutralise tout avenir de l’Algérie en tant qu’exportateur, la vouant, à terme, à la position peu enviable d’importateur de gaz… mais aussi de pétrole car la demande d’essence augmente, elle, vaillamment au rythme de 9% l’an ! Je pense qu’il faut dépassionner ce débat inutile et faire confiance aux femmes et aux hommes qui font la puissance de Sonatrach comme nous leur faisons confiance lorsqu’ils assurent l’essentiel des recettes d’exportation de notre pays. Ceci dit, un contrôle citoyen de la politique énergétique nationale doit être de rigueur. Autant les élus du peuple, la société civile, la presse doivent être tenus informés et contribuer au débat sur les grands enjeux et challenges énergétiques qui se posent à notre pays. Le Conseil supérieur de l’énergie est plus que jamais d’actualité. Notre pays gagnerait à le voir réactivé comme il gagnerait à ce que le débat sur l’énergie soit empreint de sérénité, soit constructif, objectif et ouvert sur l’avenir.

Alors que toutes les opinions confondues — pro-pouvoir ou opposition — convergeaient vers la nécessité de sortir de la dépendance des hydrocarbures, avec ce projet de nouvelle loi sur les hydrocarbures l’on semble, dénoncent beaucoup, nous éloigner de cette sortie. Quel est votre sentiment ?
Sortant ici de mon domaine de compétence spécifique, je vous répondrai succinctement, si vous le permettez. Oui, le pays doit sortir de la dépendance aux hydrocarbures. Comme le disait le philosophe Abou Al Hamid Al Ghazali au XIIe siècle : «Ton ennemi est ton ami sur le chemin de la vérité.» La crise pétrolière, pour traumatisante qu’elle est, nous ouvre enfin les yeux. Il nous importe de sortir au plus vite du Dutch disease dans lequel nous nous sommes enfoncés où la prospérité pétrolière en arrive à inhiber et détruire tout le tissu industriel et l’appareil productif national par le niveau et la variété d’importations qu’elle permet et qui concurrence et exclut du marché les produits nationaux, détruisant capacités productives et emplois. La diversification de notre économie est le challenge de l’heure, et il nous faut le remporter impérativement. Nous en avons les moyens humains, en ressources naturelles, et financiers aussi. Cette crise est passagère, j’y ai suffisamment insisté. Les réserves américaines (55 milliards de barils par rapport aux 1 700 milliards de barils que représentent les réserves mondiales), à peine supérieures aux réserves libyennes, ne sont pas en mesure de peser sur le marché durablement. Dès 2018, le marché prendra une orientation franchement haussière.
La chute des investissements depuis 2014 induira un déficit d’offre dès la fin de la décennie, et je ne suis pas le seul (Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie, pense de même) à anticiper un choc haussier entre 2020 et 2025. Nous avons les moyens de tenir, même si l’année 2018 restera problématique car le point d’équilibre pour le budget de l’Etat algérien serait autour de 100 dollars le baril alors que le prix moyen pour 2018 devrait fluctuer autour d’un pivot de 60 dollars le baril dans le meilleur des cas. Il faut, de manière ambitieuse et réaliste, nous projeter puissamment dans le futur. En libérant les énergies, en encourageant l’innovation et l’initiative et veillant à la justice sociale. Là résident les bases de la puissance à renforcer de notre chère Algérie.
K. B.-A.



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