Chronique du jour : A fonds perdus
Post-wahhabisme ?
Par Ammar Belhimer
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Faut-il
croire le prince héritier Mohammed ben Salmane lorsqu’il promet, relayé
par ses mentors occidentaux, de tourner la page du wahhabisme pour
évoluer vers une «Arabie modérée» ? Evoluons-nous réellement vers une
sorte de néo-wahhabisme ?
Ces questionnements suivent une succession de faits aussi graves
qu’inattendus : quelques heures seulement après avoir créé une
commission chargée de lutter contre la corruption, le roi d’Arabie a
ordonné dimanche 5 novembre 2017 l’arrestation d’une cinquantaine de
figures clefs de la famille royale régnante et du monde des affaires
saoudien, des ministres, des militaires et des hommes d'affaires.
Des données officieuses complémentaires font savoir que, dans le
prolongement de ces arrestations, la Banque centrale a demandé le
mercredi 8 novembre aux créanciers du royaume de geler les comptes de
plusieurs dizaines de personnes déjà arrêtées ou se trouvant en liberté.
Les biens privés touchés représenteraient un montant de 33 milliards de
dollars, selon les estimations les plus fiables.
Officiellement, il s’agit de «préserver l’argent public, punir les
personnes corrompues et ceux qui profitent de leur position», si l’on
croit l’agence de presse officielle saoudienne SPA.
Plus largement, il s’agit de ce que nombre de commentateurs qualifient
de «modernisation autocratique», une recette comportant deux ingrédients
principaux : ouverture sociétale et resserrement autoritaire.
Quel est le référencement idéologique d’une telle entreprise ?
La lame de fond était déjà perceptible depuis un certain temps. Dans une
étude qui date déjà sur les «nouveaux intellectuels saoudiens»(*),
Stéphane Lacroix la fait remonter aux «débats qui agitent le royaume
saoudien depuis la fin des années 1990».
A ses yeux, elle correspond à «l’émergence d’un mouvement
‘’islamo-libéral’’ appelant à une réforme démocratique du système dans
le cadre de l’islam, allant de pair avec une profonde remise en question
du discours religieux wahhabite dominant», en vue de l’instauration
d’une monarchie constitutionnelle à partir de l’année 2003.
Parallèlement, prend forme «une remise en cause souvent virulente du
wahhabisme, dans ses implications religieuses, sociales et – dans
certains cas – politiques», et qui a la particularité nouvelle de
provenir «(de son) cœur géographique et idéologique».
Stéphane Lacroix recense «quatre principaux modes de remise en cause du
wahhabisme : une critique libérale, une critique islamique, une critique
salafiste et une critique ‘’wahhabite’’».
La critique libérale relève d’un compromis : prendre soin de ne pas
«remettre ouvertement en cause la légitimité suprême de la Charia», tout
en s’éloignant du fondement religieux dans leur projet de
libéralisation. Elle a entrepris de «repenser sa relation à la
religion», à l’instar de Muhammad Sa’id Tayyib, figure de proue de la
gauche saoudienne dans les années 1960 et 1970, puis du courant libéral
depuis les années 1980.
Il s’agit, ici, de «dénoncer, au nom de principes se réclamant plus d’un
humanisme universaliste que de l’islam à proprement parler, les
manifestations sociales du wahhabisme, notamment l’existence d’une
police des mœurs ou l’interdiction faite aux femmes de conduire».
Peut-on associer Mohammad bin Salmane à ce courant, en dépit de son
comportement manifestement tyrannique ? Rien n’est moins sûr.
La «critique islamique» du wahhabisme oppose la «modération» de l’islam
aux «excès» du wahhabisme par une dénonciation du discours religieux
dominant.
Parmi ceux que l’on appelle en Arabie Saoudite les mutahawwilun («ceux
qui sont en changement»), le plus célèbre d’entre tous est Mansur al-Nuqaydan.
Vouant aux gémonies tant le «pouvoir apostat» que les «oulémas du
palais», il reconvertit son groupe dans le journalisme, et profite de la
relative ouverture du champ médiatique entamée sous l’impulsion du
prince héritier Abdallah à partir de 1999 pour faire connaître haut et
fort ses opinions.
Ici, le wahhabisme n’est «pas mesuré à l’aune de l’humanisme, mais à
celle de l’islam». Est particulièrement pris à partie le sinistrement
célèbre «comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice»
(la police religieuse), associé par le courant islamique à une bid’a
(innovation blâmable). Il en est de même quant à l’usage «excessif et
démesuré» que fait le wahhabisme du takfir (excommunication).
La «critique salafiste» du wahhabisme trouve en Hasan al-Maliki l’un de
ses meilleurs représentants : «Sa particularité n’est pas, comme dans le
cas précédent, de confronter le wahhabisme à l’islam, mais bien
d’opposer la pratique wahhabite à la théorie qui lui a donné naissance.
Le but est alors de mettre en lumière le paradoxe originel d’un
wahhabisme tiraillé entre un idéal d’ijtihad affirmé et une pratique
juridique figée dans un hanbalisme conservateur.»
«Comme les wahhabites, al-Maliki se réclame du salafisme. Mais pour lui,
être salafiste ne signifie pas faire des ‘’pieux ancêtres’’ (al-salaf
al-salih) des saints infaillibles comme, accuse-t-il, le laisse penser
l’historiographie saoudienne ; le salafisme, tel qu’il l’entend, rejette
au contraire toute sanctification des individus.»
L’autre critique salafiste du wahhabisme est Abdallah al-Hamid, l’un des
six membres fondateurs du Comité de défense des droits légitimes (Lajnat
al-difa’ ‘an al-huquq al-shar’iyya), fer de lance de l’opposition
islamiste réformiste incarnée par le mouvement de al-Sahwa al-Islamiyya,
le «réveil islamique».
Dans une logique proche de celle d’al-Maliki, al-Hamid oppose un
salafisme créateur, dont il se réclame, à un salafisme conservateur
assimilé à l’institution religieuse wahhabite, qu’il dénonce.
La critique «wahhabite» du wahhabisme a pour porte-parole principal le
cheikh Abd al-Aziz al-Qasim, un juriste de formation, juge à la
Haute-Cour de justice de Riyad. Son activisme lui vaut quatre années de
prison, et un renvoi définitif de la Haute-Cour.
Al-Qasim soutient que «le wahhabisme, loin d’être une doctrine fermement
établie, est une tradition en mouvement, au sein de laquelle ont, au fil
des décennies, cohabité divers courants, plus ou moins exclusivistes et
plus ou moins rétifs à la modernité. Pour al-Qasim, il est donc
possible, sans sortir de la tradition, de redonner vie à ses tendances
les plus modérées».
On retiendra en conclusion que l’Arabie Saoudite ne pouvait enfanter par
ses capacités propres aucune lecture critique de ses tares : «Par delà
les spécificités rhétoriques de chacun de ces nouveaux intellectuels, on
retrouve chez eux, en dernière analyse, un même dénominateur commun :
l’influence de la salafiyya égyptienne – et de ses grandes figures
Muhammad ‘Abduh, Jamal al-Din al-Afghani et Rashid Rida – parvenue
jusqu’à eux à travers différents canaux.»
A. B.
(*) Stéphane Lacroix, Les nouveaux intellectuels religieux saoudiens :
le wahhabisme en question, Revue des Mondes musulmans et de la
Méditerranée, n°123, juillet 2006, pp. 141-159 - https://remmm.revues.org/5423.
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