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Rubrique Actualités

ILS SERAIENT PLUS DE 700 À AVOIR RÉUSSI LA TRAVERSÉE VERS L'EUROPE Plongée parmi les harragas annabis à Paris

Par Omar Haddadou 
Bohémiens ghettoïsés, sevrés de chaleur familiale et d’horizon valorisant, les harragas annabis, après une traversée en haute mer périlleuse, filmée par leurs propres portables (que nous avons visionnée), et des rescapés totalement désorbités, se prennent hardiment en charge. Le dernier acte du drame des jeunes migrants qui récusent d’être vus comme des déviants sociaux, se joue dans les bas-fonds des barrios inabordables de la Chapelle et Barbès-Rochechouart. Point de ralliement de quelque 700 Annabis, le 18e arrondissement abrite une ambiance de mini bronks, sur fond de solidarité, bercée de volutes de chichon !

«Il vaut mieux suivre le bon chemin en boitant que le mauvais d’un pas ferme.» 
(Saint Augustin)

Périmètre bouillant, zone de non-droit, l’espace vital des harragas annabis, en rupture de ban, ne se décrète pas sur acte rogatoire. Il se crée au gré de l’instinct de survie. Dimension dans laquelle le migrant désinvolte n’a que deux options face à l’épreuve événementielle : le contourner ou l’affronter ! Pour les gens de la mer dont font partie ces 700 arrivants bônois, des laissés-pour-compte  à la peau revêche hâlée et le cœur sur la main, un seul choix s’impose : vivre clandestinement sous la bannière communautariste et prêter main-forte aux nouveaux arrivés sur le sol français. Mais comment percer le cercle d’une coterie réputée manier le tranchelard comme un escrimeur de haut niveau son fleuret ? Ne sont-ils pas victimes d’un système béquillard qui les a mal compris, diabolisés avant de les rejeter au Barathre des turpitudes ? Advienne que pourra, nous irons au chaudron avec une appétence dure à discipliner, sans faire l’âne pour avoir du son. 

Sur les boulevards de la Chapelle et Barbès-Rochechouart
Ceux qui jouent au matamore auront du mal à se prendre d’amitié avec ces cohortes pétulantes de migrants en torse nu, tatoué de motifs à la signification glaçante, gravitant autour de leurs caïds à chaque transaction ou acte de filouterie accomplis : «Celui qui vous touche, neffes’ou, je le disloque ! Voilà le couteau.»  Gardons la tête froide ! Les faux Rambos, légèrement pompettes, sont légion ici. Et cette demi-portion a visiblement un déficit à rattraper. Les vrais caïds ne sont pas aussi babillards. Puissants et inabordables par les médias, les braillards migrants annabis, après de longs pourparlers et un thé offert par l’un des leurs, nous accordent cette inespérée faveur de réaliser ce reportage de 6 jours sur leur espace opérationnel. Un cantonnement gavé de substances hallucinogènes, hautement hostile. Aux remous spasmodiques menaçants !
Autopsier leur sphère où les hauts faits et le boni facile se racontent triomphalement sous l’effet des bédots et des jurons polissons prête parfois à des représailles très fâcheuses. Ici, il ne s’écoule pas une nuit sans que les armes blanches, les sabres se croisent. La bravoure se mesure par nombre de taillades horrifiques sur le corps et les tatouages se veulent témoignage indélébile d’héroïsme. 
Vecteurs de l’alliance thérapeutique, la communication et le sens d’empathie seront nos seuls laissez-passer. Aujourd’hui, la chaleur aoûtienne est curarisante sur le boulevard, obligeant les centaines de migrants en plein «taf» à réfléchir à une alternative à défaut de brumisateurs, affectés aux arrondissements huppés de la capitale.
 «Vous allez voir comment les Annabis se rafraîchissent chez tonton Macron !» s’écrie Hamza avec un léger zozotement en ouvrant, séance tenante, à fond une borne d’incendie.
Tel un geyser, l’eau fraîche jaillit à flots, battant le rappel du bataillon pour la séquence hydrothérapie. Les rares touristes s’en donnent à cœur joie. Plaque tournante de tous les trafics, avec en pole position le shit, les deux boulevards dégagent des effluves hypnotiques et des flux financiers à une vitesse fantastique. Ça tire sur les joints. La crainte est omniprésente ! Pas aussi palpable que sur l’île de North Sentinel, bien entendu. 
L’argent liquide circule de main en main, survole les têtes, la nôtre aussi, avant de terminer sa progression chez le chef de secteur. Toutes les caches épousent les attributs des simulacres aboutis : «Parce que vous m’avez l’air sympathique, confie le jeune Rayane — libéré d’une garde à vue pour une affaire de droit commun —, je vais vous dire comment ça se passe. Une fois notre toile tissée le matin, nos garde-fous posés, nous attaquons la journée en nous inspirant des réflexes des insectes stockant leur précieuse récolte à l’abri des prédateurs. Aucun de nous ne s’expose au risque de perdre sa moisson. La police est missionnée de nous fouiller et confisquer notre cueillette (drogue). Les membres du réseau ne gardent jamais le produit rémunérateur sur eux.» 
Sur les abords de leur champ d’action, les Annabis ont adopté un système d’alerte ésotérique anticipatif, topographiquement quadrillé par les connexions téléphoniques interposées. Le signal est donné par la «Brigade des scooters», équipée de kits mains-libres, qui ceinture l’aire des transactions en tournant sans discontinuer. Un bouclier à l’efficacité troublante, constamment en mouvement, manœuvrant à ciel ouvert ; avec çà et là  la section pédestre dépêchée en renfort. Même les drones s’y cassent les dents devant l’esprit imaginatif des Annabis. C’est juste affolant de voir comment ces contingents (des couples aussi), venus de Annaba sur el hatba (barque), avec 15 bidons d’essence, selon le témoignage de Amar, un GPS à 150 £, un moteur de 40 chevaux, une traversée hasardeuse de 35 à 40 heures, s’approprient les dernières applications aussi dextrement qu’un lauréat sorti des incubateurs HEC. 
A l’angle de la rue Patin, Hamza, un faiseur de rois, et son bras droit Liès se réjouissent de la présence d’un journaliste. La nouvelle fait le tour de la communauté.
Cernés, pris en étau, nous sommes incapables d’en placer une. Tous réclament une part d’écoute pour leur infortune, quand une voix fuse : «Vous gagnez combien par jour en réalisant ce reportage ?» nous demande l’un deux. «Pas grand-chose ! Et vous ?»
Echange de regards. Les plus déchaînés cherchent à nous intimider. Notre silence les retient à distance. Hamza, copie conforme de Cavani avec son bandeau, pépie : «200 euros par jour !»  Le pactole est loin de susciter la griserie de l’intéressé, d’humeur à la ramener insolemment. Entre consommation addictive de teuteu, la chambre d’hôtel et dépenses récréatives, le harraga se voit contraint de butiner ferme.

Spécialiste patenté des tourniquets du métro, Liès nous explique l’organigramme des Annabis à vocation de combiner à musse-pot : «Ici, entre la Chapelle et Barbès-Rochechouart, il y a deux équipes de harragas. Celle qui active le matin et celle qui la relaie le soir. Je sais à quoi vous pensez ! (sourire) On tourne comme les brigades d’une usine.» 

Fier de son débriefing, le jeune homme, tout enfiévré, poursuit : «Vous avez la bande spécialisée dans la vente des Marlboro à 5 £ au lieu de 8. Les nationaux, y compris les femmes, venus en touristes, débarquent directement ici à Barbès avec des cartouches du 2e choix que nous leur rachetons à prix bas. Tout le monde trouve son compte. Il ne reste plus qu’à signer un protocole tacite intercommunautaire reconductible entre le vacancier du bled et le harraga. Regardez comment on s’arrache la marchandise ! Visez-moi la vitesse de l’écoulement ! Ensuite, vous avez le groupe orienté vers le vol à la sauvette, suivi de la cellule de falsification des documents, des revendeurs de bijoux ‘‘cassés’’ (volés), rachetés par qui vous savez, des portables chipés, des vêtements barbotés, et enfin, la compagnie des stupéfiants.»  
En fait, il manquait au canevas la filiale des mariages blancs, de vente d’armes et de médicaments. Des sujets qui fâchent. Curieusement, notre lanterne sera éclairée par Marouane, seul et dur Algérois accepté sur le territoire annabi qui, au terme d’un entretien amical, a consenti à nous entretenir sur les rouages : «Ici, il se dégage au quotidien des sommes d’argent incroyables. Pour un mariage blanc organisé par ‘‘el bureau’’, le réseau a fixé le montant entre 10 000 et 15 000 £.»  Selon notre interlocuteur et les déclarations concordantes de ses collègues, chaque démarche coûterait 3 000 £, avec des rendez-vous échelonnés à la mairie, la préfecture, etc.  
Et le grisbi n’a pas dit son dernier mot. Pour 50 ou 60 £, les harragas vous honorent d’une pièce d’identité française, et l’italienne à 150 £. Des documents que les détenteurs pourront en faire usage sauf au Pôle emploi où tout est centralisé : «Généralement, ces papiers volés, ou fabriqués sur place, sont utilisés pour bosser dans des restos, des sociétés de ménage, des chantiers et des boutiques.  Nos compatriotes gèrent ce marché avec le caractère qu’on leur connaît», nous explique Marouane. 

Du haschich à ciel ouvert, de l’héroïne sous cape ?
Enchaînant sur les prix des drogues dures, après une pause-cigarette sur la terrasse du «Café de Barbès», le jeune Annabi dresse son propre constat : «Ce qu’il faut retenir mon ami, c’est le risque grandissant que nous prenons chaque jour en arrivant ici, d’où l’usage des messages codés. Quant au prix de la cocaïne ‘‘el baydha’’, ramenée par des filières de Belgique ou des Pays-Bas, il est de 70 £ le gramme. On rajoute ‘‘e’ddeka’’ la marge bénéficiaire à hauteur de 0,8. (Une TVA instaurée par les Annabis que l’on pourrait affubler de l’acronyme TVH, taxe de la valeur d’el harga). Ça vous donne une idée de la broutille financière globale. Ici 90% des jeunes la consomment», conclut Marouane. La terminologie n’échappe pas aux seyants réajustements du trafic clandestin. Comme en période de guerre, le phrasé épouse la métaphore ou carrément le choix d’une lettre alphabétique pour désigner tel ou tel stupéfiant. Mais Marouane reste formel sur l’usage ou la vente des armes : «Chaque groupuscule possède une arme, type PA (pistolet automatique) pour se défendre en cas de gros pépins, récupérer son pognon. Par exemple, je vous livre 5 kg de cannabis ou 50 g  d’héroïne et vous jouez au mauvais payeur, je n’ai qu’une alternative, l’usage du pétard.» Coffré en possession de cannabis, Tico (Djamel) a le visage tuméfié suite à un passage à tabac dans un panier à salade dont il aurait été victime. Il tient rigueur à ceux qui lui ont arrangé le décor. 
Pour autant, il ne renonce pas aux délices de vendre le maximum de came. C’est l’archétype du menu fretin plastronneur, cherchant un strapontin au balcon : «Allez-y ! Dites-moi qu’est-ce qui vous manque, je n’ai pas le temps.»  Affairé à écouler ses cartouches Marlboro, ceinturant sa taille et ses dosettes blanches, Tico joue le mariole. Est-ce un esbroufeur, un colosse aux pieds d’argile cherchant à nous impressionner par des fanfaronnades affectées ? Nous l’acculons à nous montrer la pacotille. «Pas ici !» tranche le migrant. Il nous invite à le suivre jusqu’à la rue Caplat, à l’abri des regards. 
Entre deux voitures stationnées, le vendeur de cibiches nous dévoile un petit sachet dissimulé en dessous de sa taille censé être de la drogue dure. Et pour faire mieux il nous propose de nous procurer une arme sans chargeur. «C’est un menteur ! s’insurge Mohamed, le vrai trafic d’armes s’opère dans les départements du 93 et 94 par des gangs très dangereux.»  Un peu plus loin, Hamid, la quarantaine bien sonnée, nous confirme la détention par Tico d’armes sans munitions. Il nous fait part de «violentes rixes nocturnes, à coups de couteau et de sabre entre certains harragas complètement dans le brouillard». 
A peine sa phrase terminée, un éclat de voix féminine appelant au secours  fuse ! Mohamed m’explique qu’on vient de lui dérober son téléphone portable ou son sac par subterfuge classique de la sauvette (moto).
Au royaume des harragas du 18e, chaque horizon est un fait divers, un drame sociétal que la plume peine à dépeindre. Le besoin de tout relater se mue en édit de ne rien dire, tant les maux, l’effervescence sont insondables : «Rana aaychine fel haram ! (nous vivons tous dans le péché»), s’indigne Farouk pour qui el harga était un passage obligé, suite à une déception sentimentale : «Ma mère est unijambiste. Avec mon frère cadet, resté à Annaba, on est les seuls à la prendre en charge. Je vous jure, il y a des scènes qui marquent à vie un homme. Une maman qui vous sert un repas frugal en disant : ‘’Excuse-moi mon fils, c’est tout ce qu’il y a !’’»(Le harragua retient son émotion) avant de poursuivre : «A Annaba, aujourd'hui vidée de sa jeunesse, j’ai été demander la main d’une fille. Vous savez ce qu’il m’a balancé son père ? (Silence) ‘’T’as pas d’avenir !’’ Ma mère a pleuré. Alors que je suis apprenti boucher. Une semaine plus tard, j’ai rejoint l’escadrille des migrants et me suis marié avec une Française avec 17 euros, prix de la tarte aux fraises ! Mais l’Algérie, comme ils vous l’ont scandée en chœur hier les Annabis, est notre mère,  incha Allah tetsaguem ou nedakhlou !»

Chant de cygne sans trépas
Le chapitre est loin d’être clos ! Il y a dans cette dissolution succulente quelque chose de Khadra, de Flaubert et Balzac… Mais surtout une parabole magistrale sur la force centripète et son mouvement circulaire uniforme où la vitesse instantanée est déterminante (image du caïd entouré de ses sujets. Avant de quitter le clan des Annabis, Liès nous convie à assister à la démonstration de la Secousse du Tourniquet. Nous avons refusé de le voir à l’œuvre. 
Le chouraveur insiste et nous voilà dans la bouche du métro observant à distance la scène. L’escamoteur doit choisir sa victime. Une touriste de préférence qui se trouve en difficulté de passage.           
En voilà une, lestée de bagages, se démenant avec sa valise et son sac, après avoir oblitéré son billet. 
Pour Liès, habillé en chemise à fleurs de vacancier, petit sac au dos et lunettes de luxe, l’instant de passage à l’acte est arrivé. C’est la lionne interceptant le petit gnou envasé au milieu de la rivière. Voyant la dame devant lui coincée dans le tourniquet, il se glisse avec promptitude au même conduit et se positionne tout collé à elle. Circonstance atténuante, Madame ! Prise en sandwich, elle ne pense qu’à s’extirper de l’obstacle sans s’alarmer. Monsieur, auquel sied l’assemblage tenon-mortaise, lui fait posément les poches… Raté ! Il s’occupe alors du sac. Essaye en vain de l’ouvrir. Encore raté ! Il est désespéré. L’agent de la RATP vient à la rescousse de la passante. Liès nous rejoint :«Il faut me payer, maintenant que vous avez quoi écrire !» Il s’éclipse en fredonnant : El Ghorba siiba, oua es’ghour, ma’idoum ! (chanson de El Hadj El Koubi) que les harragas adorent.
A l’heure où les pouvoirs publics algériens s’engagent à frapper d’une main de fer les réseaux des narcotrafiquants et les fossoyeurs de l’économie nationale sur tous les fronts, réajustant les paramétrages de l’appareil juridicomilitaire, misant sur l’humain comme ressource incontournable du troisième millénaire, la jeunesse algérienne, ensuquée de substances barbituriques, serait-elle ce titanesque capteur photovoltaïque disposé, par inadvertance, à l’ombre des rayonnements solaires, incapable de générer l’once d’une énergie électrique ?
O. H.

(*) Harragas : ce terme fait partie du néologisme populaire de la jeunesse algérienne en proie au désarroi, résolument déterminée à franchir les frontières. Etymologiquement, il est la déclinaison du verbe «yahrague», il brûle, en arabe (sens littéral). Métaphoriquement, il désigne la transgression par le fait de s’infiltrer, illégalement et au péril de sa vie, dans un pays (limitrophe). D’où la forme usitée en Algérie du vocable pour qualifier les migrants clandestins. 
(Un vibrant hommage à tous ceux qui y ont laissé leur vie).

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