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Rubrique Analyse

Perspective de la Révolution du 22 février : l’Etat du peuple tout entier ?

Les révolutions qui ont marqué, dans le passé lointain ou récent, l’Histoire des nations ont commencé, après leur victoire, par instaurer l’Etat du peuple tout entier sous de multiples variantes en fonction des caractéristiques de la formation sociale et politique dominante de leur époque. La Révolution française de 1789 déclenchée par les sans-culottes anti-féodaux et anti-royalistes a été récupérée, en cours de route, par la bourgeoisie hanséatique au lendemain de l’échec de la terreur de Robespierre qui la mènera, tout droit, vers le coup d’Etat du 18 brumaire qui renversa le régime du Directoire et établit le Consulat de Napoléon Bonaparte, l’antichambre de l’Empire qui redessinera, à marches forcées, la carte de l’Europe de la première moitié du XIXe siècle.
L'autre révolution a avoir proclamé l’Etat du peuple tout entier fut la Commune de Paris de 1830, dressée par les ouvriers contre les Versaillais de Thiers, battant en retraite devant l’armée prussienne en train de travailler à l’unification de l’Allemagne scellée, 40 années plus tard, sur les décombres du Second Empire de Napoléon III défait et fait prisonnier à la bataille de Sedan remportée par le chancelier Otto Von Bismarck.
L’Etat du peuple tout entier glorifié par le poète Lamartine, un de ses dirigeants, paradoxalement, pro-colonialistes, tourna court et se termina dans un effroyable bain de sang et par l’expatriation de milliers de communards auxquels la monarchie restaurée offrira la Mitidja qu’ils firent exploiter, de façon forcenée, par les paysans algériens dépossédés de leurs terres.
La troisième révolution qui appela à l’érection de l’Etat du peuple tout entier fut celle des «dix jours qui changèrent la face du monde», la révolution des Soviets d’octobre 1917 lancée à l’assaut de l’empire du tsar Nicolas II et du gouvernement bourgeois de Kerensky par Vladimir Lénine, le chef des bolcheviks, le parti du prolétariat porté à la tête de l’arc lumpen, paysannerie pauvre et intellectuels révolutionnaires, l’alliance qui permit, lors de la Seconde Guerre mondiale, à Joseph Staline, le petit père des peuples, de stopper et de battre la Wehrmacht à Stalingrad.
L’Etat du peuple tout entier ne fut pas l’apanage des seules révolutions progressistes détournées, dans leur majorité, de leur voie par des régimes autoritaires et dictatoriaux.
Le fascisme mussolinien et le nazisme hitlérien, expressions populistes d’un capitalisme tardif écarté du partage des colonies effectué par les puissances impérialistes traditionnelles à la Conférence de Berlin, ont, eux aussi, qualifié d’Etat du peuple tout entier les régimes installés, dans les années 20 et 30, en Italie et en Allemagne, après l’écroulement de la démocratie libérale de Cavour et de Weimar. Livrés, sans contrepouvoirs, à l’omnipotence d’un duce et d’un führer, ces régimes mis au service d’une idéologie totalitaire, raciste et expansionniste furent, avec le franquisme en Espagne et le salazarisme au Portugal, responsables du conflit mondial le plus meurtrier de l’Histoire de l’humanité dans lequel ils sombrèrent en emportant avec eux des dizaines de millions de victimes. Bien d’autres pays – la Chine, le Vietnam, le Cambodge, Cuba, le Chili et, plus près, le Venezuela… — adoptèrent l’Etat du peuple tout entier dans des formulations et avec des fortunes diverses, pas toujours concluantes, car leur confrontation aux réalités politiques et sociales internes et externes, nées de leur développement, montra nombre de limites qui les transformèrent en leur contraire.
Comme ces pays, l’Algérie ne fut pas exempte, avant et après l’indépendance, des mésaventures que cette forme d’Etat rencontra sur sa route.
La Proclamation du 1er novembre 1954 s’était fixé comme objectif de construire, à la libération, un Etat social et démocratique représentatif de l’ensemble du peuple. L’inaccomplissement de l’embryon d’Etat révolutionnaire ébauché à la Soummam avait préfiguré le sort que le projet novembriste allait connaître avant même la fin de la guerre.
L’idée reprise et défendue par la Charte nationale de 1976, dans un autre contexte sociopolitique qui plaidait pour l’édification d’un Etat national assis sur «le pouvoir révolutionnaire» d’un large aréopage social populaire, ne connut pas l’aboutissement souhaité parce que le leadership historique arraché par la paysannerie, via l’ALN et l’ANP, a constitué un ancrage sociologique difficile à déboulonner.
Ayant été conçu par le président Houari Boumediène comme un régime «au service du peuple tout entier», mais devant être, à terme, confié à la direction des classes moyennes considérées comme le régulateur de la société plus indiqué que le capitalisme privé récusé à cause de son caractère dit exploiteur, l’Etat national, en construction, a buté aussi bien sur la volonté de la paysannerie de ne pas céder sa position dans la hiérarchie du pouvoir que sur le capitalisme d’Etat naissant, décidé à jouer un rôle catalyseur dans le développement de la société et du pays.
L’infitah des années 80 consacra la défaite de cette option volontariste imposée par le haut, en ouvrant l’économie au capitalisme privé entré en grâce dans un environnement dominé par l’avènement du capitalisme financier international, le palier supérieur d’une formation socioéconomique mondialisée qui assurera la prospérité des plus riches en anéantissant les Etats et les peuples les plus pauvres.
On ne reparla plus de l’Etat du peuple tout entier remisé, sine die, par le plan d’ajustement structurel du FMI, le remède de cheval administré par les clubs de Londres et de Paris à un pays en pleine banqueroute.
L’arrivée de Abdelaziz Bouteflika aux commandes d’un pays phagocyté par le bazarisme islamiste qui avait fait main basse sur plusieurs secteurs vitaux de l’économie, dont le commerce extérieur, amena, dans son sillage, d’autres forces politiques et sociales — gouvernements corrompus et capitalisme malfaiteur — qui firent table rase des restes des classes moyennes paupérisées et établirent, entre elles, une connection criminelle qui aboutit, en quatre mandats présidentiels, à la privatisation de l’Etat dépossédé de sa vocation sociale et de son contenu national.
La Révolution du 22 février, suscitée par un sursaut de dignité face à la perspective d’un 5e mandat de la honte, infligea un sérieux revers au système bouteflikien.
En cinq mois de mobilisation à la pugnacité et à la résilience d’un niveau très élevé, elle poussa le président à la démission et démantela une partie du réseau tissé par les gouvernements faillis et les groupes de malfaiteurs introduits, par effraction, dans les centres de commandement du pouvoir d’Etat, des victoires, hier encore, inimaginables, obtenues avec le concours de l’Armée nationale populaire qui fit état, dès le 2 avril, de la volonté d’accompagner le mouvement populaire «jusqu’à la satisfaction totale de ses revendications».
Et à bien lire les références politiques et historiques de ses principales revendications, on se rend compte que ce mouvement pacifique caractérisé par une profonde communion nationale transclasses, transgénérations et transpartis ne réclame ni plus ni moins qu’un Etat du peuple tout entier.
Celui-ci devrait, selon ce qu’on pourrait en retenir d’essentiel :
- émaner de l’exercice plein et entier de la souveraineté populaire et non résulter d’un subterfuge imposé par le haut ;
- réunir toutes les attributions et prérogatives d’un Etat de droit garant des libertés individuelles et collectives en rupture totale avec les expériences factices et délictueuses du passé ;
- s’inscrire dans la réactualisation des principes énoncés par la Proclamation du 1er novembre 1954 et dans la récupération des valeurs nationalistes et patriotiques galvaudées par les régimes précédents.
Ainsi énoncées, ces conditions portent la signature des classes moyennes ­— fonctionnaires, enseignants, médecins, avocats, magistrats, journalistes, petits et moyens entrepreneurs … — qui semblent s’être replacées sur des positions de nature à les porter à la tête de la Révolution après avoir, longtemps, résisté au rouleau compresseur du régime bouteflikien dans des luttes qu’elles menèrent dans le cadre du mouvement de la société civile.
Cette hypothèse est confortée par des épiphénomènes, apparus à la surface du mouvement, qui fourniront, vraisemblablement, à moyen terme, l’identité exacte de l’Etat dont accouchera l’insurrection citoyenne. Parmi les indices révélateurs de ces tendances qui travaillent, en profondeur, il y en a deux qu’il est utile d’isoler du reste :
- la concentration du mouvement à Alger et dans les principales villes du pays en ont fait une réalité géographique et sociale plutôt citadine que rurale et plus classes moyennes que paysannerie ;
- la révolte des élites universitaires porteuses d’une demande pressante de rupture avec le système dans toutes ses déclinaisons passées est le fait d’une jeunesse cultivée qui ne cache pas son ambition d’accéder, sans tarder, à l’exercice d’un pouvoir fondé sur la sélection par le mérite et la compétence.
Ces données objectivées presque, au jour le jour, par le déroulement du mouvement montrent, également, l’existence, dans ces classes, d’une volonté ferme de se réapproprier l’Histoire et la mémoire de la Nation en les ôtant au monopole des institutions officielles pour les restituer à leurs récipiendaires légitimes.
Sans vouloir opérer des extrapolations non encore validées, on est quand même tenté de voir dans ces décantations, des transformations pas surprenantes, du tout, compte tenu de la cristallisation des classes moyennes et des élites universitaires intervenues dans les différents processus d’autonomisation de la société et, aussi, au contact du savoir et des technologies de pointe acquis, ici, ou au sein de la diaspora.
On déduirait de ces mutations en cours deux conséquences potentielles :
- le curseur de l’Histoire de l’Algérie est en train de bouger et serait en passe de signifier le déclin du rôle historique de la paysannerie au profit des classes moyennes qui seront, probablement, l’incarnation de l’Etat du peuple tout entier de demain surtout que la disqualification du capitalisme compradore et l’érosion des extrêmes leur laissent de grands espaces pour accomplir cette mission ;  
- l’Armée nationale populaire censée détenir ce rôle historique, au nom de la paysannerie, se voit, pour la première fois, disputer le parrainage du pouvoir d’Etat. Laissera-t-elle faire ? Acceptera-t-elle un modus vivendi ? 
C’est tout l’enjeu du dialogue national qui devrait, en principe, convenir des    nouvelles règles du jeu institutionnel et politique à venir. Il est certain que des concessions seront faites, des deux côtés, comme il est aussi certain que l’après-présidentielle induira la refonte totale du mode de gouvernance de l’Etat et du pays. 
Le régime et ses partis, plus résistants que prévu, dans la même mesure que l’opposition seront, quoiqu’ils fassent, râpés par la lame de fond que les élections législatives et le référendum constitutionnel prochains ne manqueront pas de lever. 
L’Algérie n’est, évidemment, pas seule au monde. Elle se meut dans un environnement régional et mondial souvent hostile. Les Algériens devront en tenir compte. Mais, de toute façon, le train de l’Histoire est parti et ils sont aux commandes de sa locomotive. Ils la mèneront, sûrement, sur le quai du véritable Etat du peuple tout entier, celui qu’ils attendent depuis 1962…
B. M.

 

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