Il n’y a pas longtemps dans ce village de Kabylie, tout le monde pouvait vous le dire, avec un mélange terrifiant de décontraction, de fierté et parfois de moquerie : chez nous, il n’y a pas de corona ! Vous pouvez prendre et comprendre ça comme vous voulez mais c’est ainsi. Ce village n’est pas le seul à s’installer confortablement dans une certitude qui n’a pourtant ni queue ni tête. Ses habitants ne sont ni plus stupides ni plus intelligents que les autres, ils se sont seulement laissés bercer par une illusion. Pourquoi la pandémie ne toucherait pas ce douar écartelé entre mont et val, qui n’est protégé ni par un mur infranchissable ni par un fort blindé ? Pourquoi ces villageois seraient-ils immunisés contre un virus qui n’a ni amis ni ennemis mais seulement des corps à habiter avant de les ronger, parfois jusqu’à ce que mort s’en suive ? Dans ce village, il y a des jeunes et moins jeunes qui sont dans de plus ou moins lointains séjours professionnels et qui rentrent au bercail tous les week-ends, une fois tous les quinze jours ou à chaque fin de mois. Là où ils travaillent, il y a des gens malades, parmi eux des guéris après avoir souffert, des hospitalisés au pronostic vital engagé et des morts. Pourquoi ça n’arriverait pas ici ? Ici, comme ailleurs dans le pays, toutes les conditions sont réunies pour que le virus se propage. Mais ce n’est pas sûr que ce soit ainsi qu’il faut prendre et comprendre les choses. Ici il n’y a pas de corona, il ne peut pas y en avoir et ça n’a pas besoin d’explication. C’est ainsi parce qu’il n’est pas question qu’il en soit autrement ! Vous débarquez ici avec une bavette ? Dans le meilleur des cas, vous êtes un extraterrestre ! Dans les moments de généreuse courtoisie, on vous demandera avec le sourire de l’enlever… parce qu’ici, il n’y a pas de corona ! Dans le pire, on ricanera derrière votre dos. Vous vous prenez pour qui avec votre masque, vous qui ne faites pas la bise aux cousins et plus grave, saluez avec un poing fermé et vous tenez à distance respectable de vos amis d’enfance ou vos aînés ? Ici, on s’embrasse «affectueusement», on rend visite aux malades comme avant, on partage toujours le «café jetable» et on va aux enterrements en rangs serrés. Il ne manquerait plus que ça, tiens ! Ne pas respecter la tradition des veillées funèbres et des regroupements… affectueux des cimetières, vous vous rendez compte ? Des condoléances sans les chaleureuses et tactiles accolades ? Il ne faut pas trop y compter. Ici, personne n’a jamais été malade, non pas parce que la maladie n’existe pas ici mais parce qu’elle n’existe nulle part ailleurs. C’est l’une des théories, mais il y en a d’autres. Depuis une semaine, des familles entières sont atteintes… ici. Certains parmi les malades sont dans un état sérieux. Ici, on ouvre enfin les yeux. La Covid-19 existe, on vient de découvrir ça. C’est un peu tard mais pas trop. Ici n’est pas différent d’ailleurs, il suffit de savoir ça.
S. L.
