Ils ne sont ni pour ni contre, bien au contraire. La formule est
peut-être usée, pas eux. Le pays est en ébullition, assis sur un
brasier, pendant qu’une armée de Suisses algériens regarde faire et dire
dans une « neutralité par endroits affligeante et à d’autres plutôt
drôle. Il arrive qu’ils rôdent le vendredi à des heures « inclassables
». A neuf heures du matin sur la rue Didouche ou dans ses ruelles
adjacentes, on n’a pas idée de se poser toutes les questions sur la
présence de quelqu’un, en tout cas pas celle qui consiste à se demander
les raisons qui ont fait sortir un quidam hors de chez lui. Eux, ils le
savent, alors ils y vont de leur pas sans trajectoire, le regard vague
et la mine décontractée. Ils ne sont ni enthousiastes ni inquiets mais
on croit toujours déceler dans leur démarche une certaine prudence
suggérant qu’ils sont là par hasard, en tout cas pas pour les mêmes
raisons que les Algériens… normaux qui, eux, savent pourquoi ils
rejoignent chaque vendredi, à des instants précis et réguliers, les
points de ralliement du pays en colère. Aux premières heures de la
matinée, ils peuvent traîner le couffin des courses, s’attabler un
instant à une terrasse ou même faire la causette à un policier sur un
pan de trottoir. Ils ont le kit complet de ceux qui veulent montrer à
qui veut bien le savoir, qu’ils sont au-dessus de la mêlée. Sinon, plus
tard, il y a quelques tapis de prière sur l’épaule pour indiquer qu’il y
a plus important que tout le reste. Le soir, quand les clameurs sont
tues et l’heure des bilans a sonné, ils retrouvent toute la verve, toute
l’éloquence de ceux qui ont tout compris et la perspicacité roublarde de
ceux à qui on ne la fait pas. Alors, ils racontent la journée des braves
vécue dans leurs balcons fleuris ou face aux télés qu’ils sont les seuls
à regarder. Ils ont tout vu, tout entendu mais ils peuvent en penser la
chose et son contraire. Tour à tour, avec une égale assurance, ils
peuvent s’en prendre aux manifestants et aux policiers. A ceux qui sont
en prison et ceux qui les ont mis en prison. A ceux qui ont bloqué
l’autoroute et ceux qui ont réussi à contourner les barrages. Ils
peuvent donner raison à Karim Tabbou et encenser Ibitisssam Hamlaoui,
accabler dans les mêmes termes et sur le même ton ceux qui sont pour les
élections et ceux qui sont contre. Ils sont les Suisses et les… couteaux
suisses d’Algérie. Ils sont «neutres», alors ils peuvent se découvrir
toutes libertés, tant qu’ils auront l’arme fatale en main. Mais ils
sauront toujours arrondir les angles, dans un sens comme dans un autre.
Ils ont tout, sauf le sens du risque. Ils ont les vrais chiffres, les
vraies informations, les vraies conclusions et les vraies… prophéties.
Quand toutes les clameurs se seront tues, ils auront forcément raison,
puisqu’ils peuvent sortir la chose ou son contraire.
S. L.
S. L.