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Rubrique Contribution

Aâmmi Tahar Gaïd nous a quittés en silence, paisiblement...

Le mardi 9 juillet, en son domicile, aâmmi Tahar nous a quittés, paisiblement, pour rejoindre le Seigneur des mondes... il a tiré sa révérence, au moment où personne ne s’attendait à le voir partir, tellement il était alerte malgré ses quatre-vingt-dix ans... Une vie bien remplie, non pas de privilège et de fortune, comme d’aucuns en notre monde chez les boulimiques aigrefins, mais d’enthousiasme patriotique, de militantisme prodigue et généreux, d’engagement continu, et de don de soi qui faisaient de lui cet intellectuel inlassable, avec une production littéraire, inégale malgré son âge. 
J’ai appris la nouvelle avec beaucoup d’émotion et une dose incommensurable d’affliction pour cet Homme que j’ai bien connu, que j’ai longtemps approché pour apprendre de lui, pour m’inspirer de ses œuvres et m’initier à sa sagesse. Un Homme d’un autre monde, franchement, celui qui ne vivait que pour faire du bien et se sacrifier pour les autres.
Il y a quelques jours seulement, il m’appelait pour me dire qu’il était là, à Alger, et qu’il est bien rentré chez lui après une brève visite chez sa fille, qu’il aimait tant. Il voulait me voir pour discuter comme d’habitude, en faisant ce grand tour d’horizon où nous abordions, inévitablement, les problèmes du pays qui le prenaient à la gorge, en bref, qui le tourmentaient, lui le militant de toujours, celui qui a œuvré inlassablement pour la libération, le progrès et le développement de notre pays. Et là, comme toujours, après notre constat de la situation difficile que vit l’Algérie, il se ressaisissait, puisqu’il avait cet instinct qu’il ne pouvait réprimer..., cet instinct qui l’élevait au-dessus de toute considération et au-dessus de toutes les difficultés. Alors, avec un soupir de soulagement, il se redressait gaillardement, et me lançait : «Kamel, nous allons y arriver !»
«Aâmmi Tahar» a été à la bonne école, assurément. Bon sang ne saurait mentir ! Son père a suivi le noble métier de l’enseignement et a eu de célèbres personnages comme élèves, dont El Fodhil El Ourtilani. C'est de famille, assurément... Son frère également, Mouloud Gaïd, s'est fait remarquer dans l'écriture de l'histoire de nos ancêtres et a laissé des œuvres importantes. Malika, sa sœur, elle aussi bien cultivée, a eu un autre destin. Elle a écrit son nom dans le registre des martyrs dans les rangs de l'ALN, pendant la glorieuse lutte de Libération nationale.
Oui «aâmmi Tahar» a été à la bonne école, car très jeune, à l’âge de 15 ans, il a eu la chance de connaître les fonctions de responsable quand il a rejoint les médersas de Constantine et d’Alger, la «Tha’âlibiya». Ensuite, il a fait ses preuves dans plusieurs organisations pour la jeunesse et les étudiants et a poursuivi son chemin aux côtés de dirigeants d’alors qui ont brillé par leurs activités durant notre lutte armée et après, en Algérie indépendante.
Ainsi, il a connu une série d’aventures et une somme d’actions et de positions qui ont débouché sur quelque chose de concret, en particulier sur des principes communs menant le pays vers sa décolonisation. Il a connu également beaucoup de militants avec lesquels il a œuvré pendant la période du nationalisme. Combien de fois m’a-t-il évoqué dans ses discussions, les Hihi Mekki, Sabeur Mustapha, Mohamed Sahnoun, Ali Abdellaoui, Lounis Mohamed, Laïd Lachgar, Amara Rachid, Taouti Ahmed. Il s’attardait également sur ses rencontres et ses activités avec les Messali Hadj, Rabah Bitat, Boudiaf, Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, Chawki Mostefaï, Hocine Lahouel, Mustapha Ferroukhi, Moulay Merbah, Bouda, Kiouane, Salah Louanchi, Belaïd Abdesselam, Lamine Khène et d’autres qui participeront clairement et inlassablement à la révolution de Novembre...  
Toujours, dans sa jeunesse, il a été mandaté en 1953, en tant que responsable du parti, pour représenter l’Algérie, au 4ème Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui s’est déroulé à Bucares, en Roumanie, aux côtés des Mahfoud Keddache, Mohamed Sahnoun, Abdelkrim Benmahmoud, Abdessemed et Drareni. Il a représenté l’Algérie également, à la fin de ce festival, au 3e Congrès mondial des étudiants qui s’est réuni à Varsovie, en Pologne, sous les auspices de la FMJD (Fédération mondiale de la jeunesse démocratique). Après ces deux importants événements, il est revenu satisfait d’avoir acquis de nouvelles connaissances. Un rapport a été rédigé par ses soins et remis au frère Sid Ali Abdelhamid, alors responsable de l’organisation au sein du parti le PPA.
Une année après ces deux grands événements internationaux auxquels il a participé, et de retour à Palikao (Tighenif), dans son poste de moudérès, en même temps qu’à ses activités patriotiques, il a eu ce privilège d’assister, en militant initié, aux premiers coups de feu du 1er Novembre 1954. Sa joie était immense quand, à peine l’aube, son ami Benahoum frappait à sa porte pour lui annoncer l’historique «décret du FLN» : «Rahi tartqat... Elle a éclaté !», tout en se mettant à sa disposition, le sachant responsable du «Nidham» (l’Organisation) dans la région, en ajoutant : «Nous sommes avec vous. Nous sommes prêts à entreprendre les actions que tu nous commanderas !» Quelle spontanéité chez les militants sincères, se disait «aâmmi Tahar» !
C’était le FLN, le front des héros et des chouhada, et qui mieux que le jeune Tahar, parmi les intellectuels qui ont embrassé la cause de la révolution, connaissait les premiers dirigeants de cette lutte armée qui venait à peine de naître ? Lui, par contre, a eu des contacts avec Mohamed Boudiaf, à Bordj-Bou-Arreéridj, bien avant ce 1er Novembre, quand ce dernier était employé aux «Contributions diverses» et responsable de la kasma du PPA, de même qu’avec Rabah Bitat à Alger dans la Casbah, où il le rencontrait dans l’arrière-boutique de tailleur, du frère militant Kechida. Il a eu, également, de sérieux contacts avec un responsable du nom de «Si Ahmad» qui n’était autre que Abbane Ramdane, ce dirigeant charismatique. C’est après ces fructueux contacts que ce dernier  l’a chargé, en été 1955, sous le pseudonyme de «Abdelmoumen», d’une lourde responsabilité au sein de l’organisation d’Alger. Ainsi, le maître d’école de Belcourt – après sa mutation de Palikao – a  eu sous son autorité, la Casbah, le Clos-Salembier, la Redoute, Léveilley, Maison-Carrée, le Retour-de-la-Chasse et Alma (Boudouaou).
De là, a commencé l’odyssée de «Si Abdelmoumen», un second périple autrement plus fort, plus consistant, parce qu’il allait s’affirmer de plus en plus dans l’organisation et la direction des opérations dans Alger et même plus loin. L’hymne national, «Qassamen», avec Lakhdar Rebbah que composera Moufdi Zakaria, le recrutement de jeunes fidaïs pour la formation  des groupes de choc qui feront mal, quelque temps après, le contact à de hauts niveaux avec des personnalités françaises, en vue de les sensibiliser au drame algérien, le suivi avec son ami Amara Rachid, de la préparation du Congrès de la Soummam sous les auspices de Abbane Ramdane..., telles étaient les actions déterminantes qui mobilisaient 24/24 l’intellectuel des Beni Ya’la, devenu moudjahid, responsable d’une zone très sensible dans la capitale et ses alentours. 
Devrait-il en rester là ? Non ! Le moudjahid «Si Abdelmoumen» est allé poursuivre son chemin en organisant cette masse prolétaire et laborieuse qui était la plus visée et la plus oppressée par le   régime colonial. Il a pris attache avec Abbane Ramdane qui, déjà, au cours de l’année 1955, l’avait entretenu sur l’éventuelle création d’une centrale syndicale algérienne. «Ainsi, les circonstances allaient faire de moi un des membres fondateurs de ce qui sera l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA). Pour cela, je devais rentrer en relation avec Aïssat Idir...», écrivait-il dans «Le combat pour la liberté» tome I, pour expliquer ses tout premiers pas dans cette nouvelle et importante organisation des travailleurs et pour laquelle il n’avait «aucune expérience syndicale», avouait-il franchement. «C’était donc en militant politique que je m’étais engagé parmi les pionniers du syndicalisme.» De même qu’il expliquait clairement, concernant Aïssat Idir, qu’il n’avait pas de difficulté, ni de gêne à le rencontrer puisque, d’abord, il habitait le même quartier que lui, à Belcourt, ensuite, il le voyait souvent autour de sujets politiques et ce, depuis le PPA/MTLD.
Après l’UGTA et les interventions bien «musclées» des colonialistes, qui ont aussitôt compris que l’organisation syndicale était un fort moyen de lutte, il a été soumis à une vie de déconvenues dans les principaux et périlleux camps de concentration, appelés injustement «les camps d’hébergement», comme si c’était des campings du temps des colonies de vacances. 
De Berrouaghia – deux fois – à Saint-Leu, Bossuet (camp 1, puis camp 2), Lodi, Douéra, Tefeschoun, Arcole et Sidi Chami d’où il a été libéré, après le cessez-le-feu, en 1962, le moudjahid «Si Abdelmoumen» a fait l’objet de grandes persécussions et de nombreuses  outrances de la part des responsables de ces camps. De plus, sa présence dans ces lieux où la vie perdait sa valeur et son attention sur l’être humain, a été entrecoupée par des retours en détention au sein des maisons d’arrêt d’Oran et de Barberousse à Alger.  
Mais après l’indépendance, «aâmmi Tahar» ne parlait plus ou très peu de son parcours de moudjahid auprès de Abane Ramdane et autres dirigeants, y compris de ses importantes missions, en tant qu'ambassadeur au Ghana et en Tanzanie, couvrant pratiquement toute l'Afrique australe. C'est du passé - affirmait-il - qui l'honorait certes et qui lui rappelait de bons souvenirs qui le glorifiaient, mais qu'il ne ressassait pas outre mesure et n'en faisait pas son registre de commerce, comme d'aucuns, qui n'ont rien d'autres à dérouler. 
Pour lui, la culture – et c’est par quoi je termine cet hommage posthume le concernant – est quelque chose qui reste chez l'homme lorsqu'il a tout oublié.
«aâmmi Tahar», calme, serein, avenant, circonspect et souriant, me recevait chaque fois, chez lui, dans un décor apaisant où les livres, les bibelots de grande valeur et les tableaux de maîtres l'emportent sur le faste d'un ameublement excentrique que certains arborent, malheureusement, dans un esprit de parvenu. 
Chez lui, dans son «home» accueillant, plein de chaleur, où une bibliothèque bien fournie fait office d'université, selon l'idée judicieuse de Thomas Carlyle, historien écossais, qui disait: «La véritable université de nos jours est une collection de livres», «aâmmi Tahar», se plaisait à m’entretenir du dernier ouvrage qui a paru chez l'éditeur untel, ou de la conférence dans laquelle il expliquait par exemple, la relation entre la spiritualité islamique et le monde contemporain. 
Il était constamment sur la brèche, il ne s'arrêtait pas d'expliquer, de rectifier, d'orienter et d'apporter son grain de sel en rebondissant toujours sur des questions qu'il maîtrisait bien, souvent à la perfection. En réalité, «aâmmi Tahar», dans sa seconde vie, après l’indépendance, n’était autre qu’un concepteur de travaux didactiques de haute facture. Et, j’étais toujours content quand je le rencontrais, parce qu’il était un puits de science et je savais qu’avec lui, j’en sortais constamment édifié après des discussions passionnées, qui m’arrêtaient et m’absorbaient sur nombre de sujets. «aâmmi Tahar» était, incontestablement, un érudit. Il était plutôt un «miracle divin dans sa contribution», quand il persévérait, par exemple, dans l'interprétation du Livre saint, réfutant avec une certaine dextérité, sans choquer quiconque, cette épithète d'islamologue qui lui collait à la peau. 
En effet, cet enfant de Timengache, dans le pays des Béni Yala, en Basse-Kabylie, qui a fait de solides études à Constantine, ensuite à la Médersa d'Alger, aux côtés des Smaïl Hamdani, Boualem Bessaïeh, Mohamed Sahnoun, Lakhdar Brahimi, et autres dont Abderrahmane Benhamida, qui furent ambassadeurs, ministres et même un chef de gouvernement parmi eux, s'était spécialisé dans l'explication du droit musulman et sur les prodigieuses études sociétales faites par les grands de ce monde à l'image d'Ibn Khaldoun. 
Sa parfaite pédagogie et ses vastes connaissances dans le domaine de la religion l'ont mené à concevoir des travaux didactiques de haute facture qui servent, incontestablement, à élucider des questions épineuses, au vu des différentes crises, morales ou autres, qui secouent le monde d'aujourd'hui et des alternatives possibles que peut apporter la spiritualité. Ses écrits, bien pensés, à travers une production intellectuelle prolifique, ouvrent «des pistes de réflexion qui, si elles ne sont pas inédites, ont été très peu prospectées», comme l'écrivait si bien Fodhil Belloul.
C'est ainsi que la vision de «aâmmi Tahar Gaïd» sur l'Islam actuel et son destin au regard de sa condition aux mains de certaines gens insignifiantes qui ont fait dans le discours emphatique plutôt que rationnel et sérieux, est de militer, selon ses propres termes, «pour sortir la religion des fausses interprétations que certains apprentis sorciers veulent lui donner, car ce qui nous manque encore aujourd'hui, ce sont d'authentiques penseurs, des théologiens avérés». Oui, il a milité durement car le retard de la pensée islamique est là, et il nous défie. «J'en appelle à la libération des énergies qui doivent se décomplexer, disait-il, en dépoussiérant la notion d'islamisme et en la remettant sur ses véritables rails.» 
Pour lui, le devoir des intellectuels musulmans est de définir le pourquoi du mouvement de la pensée, de préciser ce que nous sommes réellement et enfin de savoir nous démarquer du monde occidental, tout en nous insérant dans la sphère de la création universelle.
N'est-ce pas qu'au vu de la situation dans laquelle végète l'Islam, et qui n'est pas dans la trajectoire du progrès, «aâmmi Tahar Gaïd» a pris le taureau par les cornes – comme à son habitude – et s'est inscrit en droite ligne de l'apôtre conscient pour apporter ses convictions de l'éducateur au sein d'une société qui a beaucoup à apprendre? Un de ses dernier-nés que je cite avec grand respect pour l’érudit qu’il était : «L'homme et ses droits dans le Coran», qui venait s'ajouter à sa production littéraire, déjà très abondante et riche de par son contenu, poursuit deux objectifs. Il les résumait ainsi. Le premier démontre que les principes qui nous viennent de l'Occident glorifiant leur civilisation et leurs réalisations juridiques constituent en réalité l'abécédaire de l'Islam et sont contenus dans le Coran depuis plus de quatorze siècles. Le deuxième attire l'attention des musulmans sur le contenu de leur Livre sacré en matière de valeurs relatives aux droits de l'Homme pour qu'ils prennent conscience de leur portée véritable. 
En réalité, l'ouvrage est une mine d'or pour celui qui veut s'enrichir. Mais de quoi, principalement..., osait dire celui qui voulait aller très loin dans la compréhension ?... De ces «valeurs qui clarifient les droits établis pour chaque homme musulman ou non, et qui développent leur contenu dans les différents domaines religieux, politique, social ou économique», nous répondait l'auteur, convaincu de la justesse de ses idées. 
Ainsi, a vécu «aâmmi Tahar», qui avait le mérite d'aller dans les profondeurs de l'exégèse – ses nombreuses œuvres agencées de sérieuses références en témoignent – nous a édifié, au cours de sa carrière d’écrivain, d’un travail didactique où le lecteur peut déambuler entre différents sujets, allant de la réflexion sur le Coran, jusqu'au droit à la justice et son instauration pour une société juste et humaine. C’est alors, que dans ce foisonnement d'idées, judicieusement posées, notre regretté Grand frère est allé expliquer ce bel Islam, en utilisant toutes les facettes du langage direct pour développer, convaincre et transmettre des messages qui génèrent chez les gens des réflexes nouveaux pouvant conduire vers d'autres horizons, autrement plus ouverts. 
Enfin, si Tahar Gaïd est tellement fécond dans ses idées, riche et profond dans ses interprétations,  qu'il est quasiment difficile de tout dire sur lui par rapport à l'espace qui m’est imparti. Alors, pour terminer ce modeste rappel qui le présente aux jeunes principalement et aux moins jeunes, qui ne le connaissent pas, j’insiste quand même sur l’homme de culture qu’il a toujours été. Oui, c’est dans l’écriture, ce noble créneau qui lui faisait dire, et j’aime terminer avec sa déclaration ô combien judicieuse : «C’est pour mes enfants et mes petits-enfants que j’écris les souvenirs et les maigres péripéties de ma longue vie afin qu’ils sachent que ma contribution, bien que sans éclat – quelle modestie «aâmmi Tahar» ! – a été profondément empreinte de dignité, de résolution, de fermeté et de courage. Il leur appartiendra de voir en moi un exemple qu’il faut dépasser pour jeter leurs regards vers des ambitions et des horizons plus grandioses...» 
Franchement, avec ta disparition, l’Algérie vient de perdre un grand militant et un érudit hors pair ! Ainsi, aâmmi Tahar, devant cette douloureuse circonstance, je suis à la fois triste et désarçonné..., les mots me manquent, mais reçois, quand même, toute mon affection...
K. B.
 

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