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Le passeport de Maïakovski et nous Algériens

Par Djamal Kharchi(*)
Qui ne connaît Vladimir Maïakovski, l’immense poète russe, le chantre de la révolution prolétarienne d’octobre 1917 de l’épopée bolchévique, démiurge du verbe porté à l’incandescence ? Ce poète à nul autre pareil a su incarner l’âme de la jeune République soviétique. Ces vers sont sa profession de foi :
«Je sais la force des mots,
la force des mots-tocsins»
De l’œuvre monumentale de Maïakovski, je voudrais mettre à l’honneur le poème intitulé «Vers sur le passeport soviétique», écrit en 1929 après le dernier voyage qu’il fit à l’étranger. Un poème assez court, comparé à  Vladimir Ilitch Lénine, qui compte 3 000 vers, mais ô combien significatif. Expurgé de quelques vers répétitifs, voici ce que dit le poème en substance :
«… Longeant le front des compartiments et cabines
 un fonctionnaire bien poli s’avance.
Chacun tend son passeport, 
et moi je donne mon petit carnet écarlate.
Pour certains passeports on a le sourire 
d’autres on cracherait dessus
Au respect ont droit, par exemple,
les passeports avec lion anglais à deux places.
Mangeant des yeux le brave monsieur,
faisant saluts et courbettes,
on prend comme on prend un pourboire
le passeport d’un Américain.
Pour le Polonais on a le regard
de la chèvre devant l’affiche.
Pour le Polonais le front est plissé
dans une policière éléphanterie.
D’où cela sort-il
et quelles sont ces innovations
en géographie ?
Mais c’est sans tourner le chou de la tête,
c’est sans éprouver d’émotions fortes
qu’on reçoit les papiers danois
et les suédois de diverses sortes.
Soudain, comme léchée par le feu,
la bouche du monsieur se tord.
Monsieur le fonctionnaire
a touché le pourpre de mon passeport,
il le touche comme une bombe, 
il le touche comme un hérisson,
comme un rasoir à deux tranchants,
comme un serpent à sonnette, 
à vingt dards, à deux mètres de longueur et plus.
Le gendarme contemple le flic 
Le flic le gendarme
Avec quelle volupté la caste policière
m’aurait fouetté, crucifié,
parce que j’ai dans mes mains,
porteur de faucille, porteur de marteau,
le passeport soviétique.
Je dévorerais la bureaucratie comme un loup,
je n’ai pas le respect des mandats,
et j’envoie à tous les diables paître
tous les «papiers», mais celui-là…
Je tirerai de mes poches profondes
L’attestation d’un vaste viatique 
lisez bien, 
enviez-
je suis
un citoyen
de l’Union soviétique.» 
Un poème à lire et méditer. Dans ces vers où coule toute sa force sonnante de poète, Maïakovski nous livre, au passage de la police des frontières, la réalité d’un monde dans sa froide vérité et s’extasie sur son passeport frappé du sceau de la faucille et du marteau dont il tire fierté et orgueil en tant que citoyen de l’Union soviétique. 
Ce poème de 1929 reste et demeure d’une forte actualité. Jadis, naguère ou maintenant, se pose toute la question de notre perception du passeport dans sa fonction d’identification à une citoyenneté, mais aussi de l’image qu’il véhicule d’un pays et de son peuple au-delà des frontières nationales. 
La condition de l’Algérien en 1929
A l’époque où Maïakovski composa son poème, l’Algérien vivait sous le joug colonial depuis presque un siècle. Les préparatifs du centenaire battaient leur plein. Il ne jouissait pas du statut de citoyen à part entière. Assujetti au code de l’indigénat, aucun droit ne lui était accordé, y compris celui de circuler librement dans son propre pays. 
Soumis à une réglementation très restrictive pour les autochtones, le passeport n’était délivré qu’à petit nombre d’Algériens qui en faisaient la demande, après enquête et justificatifs laissés à l’appréciation du gouverneur général. Ceux qui en bénéficiaient avaient sans doute bien du mal à endosser leur condition de Français-musulmans à l’étranger et notamment dans les pays arabes où ils ressentaient avec plus de force le sentiment de dépossession de leur personnalité nationale. Le passeport frappé du sceau de la République française  faisait outrage à leur identité profonde.
Quand, en 1929, Maïakovski exhibait fièrement son passeport de la République d’Union soviétique décrétée au lendemain de la révolution d’Octobre, l’Algérien, lui, s’il arrivât qu’il en possédât un, se sentait, devant ce document, en marge de l’Histoire, humilié en lui-même.

Passeport anglais, suédois… ou soviétique : la cotation de Maïakovski
Le monde a-t-il vraiment changé par rapport à cet ordre établi que Maïakovski nous dépeint à travers le pouvoir du passeport selon la nationalité de son titulaire ? Aux uns tous les égards, aux autres avanies et vexations. C’est la triste réalité du monde d’hier et d’aujourd’hui. Les vers de Maïakovski sont un chef d’œuvre de mimiques, d’attitudes, de gestes transcris avec une emphase remarquable où se mêlent dérision et dégoût jusqu’à l’écœurement. Qu’on en juge ! Par sa teneur et son accent de vérité, ce fragment de vers mérite d’être répété.
«Pour certains passeports on a le sourire
d’autres on cracherait dessus.
au respect ont droit, par exemple,
les passeports avec lion anglais à deux places
Faisant saluts et courbettes
on prend comme on prend un pourboire
le passeport d’un Américain
pour le Polonais on a le regard
d’une chèvre devant l’affiche 
On reçoit sans ciller 
les papiers danois
et les suédois
Le fonctionnaire a touché
le pourpre de mon passeport
il le touche comme une bombe»

Tout dans ces vers est parfaitement actuel. Au fond, le monde n’a pas beaucoup changé, sinon le nombre de pays qui est passé de 65 nations reconnues internationalement en 1929 à 197 aujourd’hui. Le nombre a triplé. Cela a en quelque sorte donné plus d’ampleur à cette hiérarchisation discriminatoire des passeports en fonction de la nation à laquelle appartient le porteur. Toute personne ayant voyagé dans les pays développés de la planète connaît cette situation où l’on doit tendre son passeport à un agent de la police des frontières assis derrière une vitre épaisse, position d’où il contrôle en détail le voyageur et son passeport. 
Comme en 1929, les hommes dans la diversité de leur nationalité ne sont pas égaux devant ce titre de voyage. 
Un traitement privilégié est accordé à une partie de la population du monde du fait de ce simple document. On voit avec suspicion les mouvements transfrontières des Africains et de tous les damnés de la terre ; nous on ne voit guère ceux des Européens et autres citoyens de nations nanties. Ceux-là ont le bon passeport. Une inégalité flagrante à l’échelle de l’humanité entière. Le «Henley Passport Index» compare le pouvoir du passeport des 197 Etats à travers le monde. Le Japon et Singapour tiennent le haut du classement avec 189 pays accessibles avec le simple passeport. L’Allemagne, la Finlande et la Corée du Sud viennent en deuxième position avec 187 pays. La France, l’Espagne, la Suède, le Canada ou la Suisse occupent la troisième place avec 185 pays. Avec un passeport anglais, il est possible d’entrer, sans visa, dans 183 pays de la planète. 
A l’inverse, seuls les ressortissants de 81 pays sont autorisés à y entrer sans visa. Comparativement, l’Algérie est à la 89e  place avec seulement 50 pays accessibles sans visa. 
Un déséquilibre qui illustre le pouvoir du passeport, cette hiérarchisation infâmante selon le pays considéré. La Somalie, l’Erythrée, le Congo, le Soudan, l’Ethiopie ou le Libéria sont abandonnés dans les profondeurs de cette hiérarchie. Ils subissent un système de délivrance des visas restrictif  et souvent arbitraire. 
La société de la mondialisation ne devait-elle pas impliquer la libre circulation des personnes à l’échelle de la planète sans aucune entrave ? Une chimère ! Pour voyager facilement, mieux vaut être Suédois ou Japonais, plutôt qu’Afghan ou Pakistanais. Des passeports sont donc plus puissants que d’autres. Pourtant, il n’existe pas de hiérarchie des peuples pas plus qu’une hiérarchie des cultures. Cependant, il faut bien l’admettre, des peuples sont ostracisés, confinés, marginalisés.  Le passeport, ce document de papier en soi, a érigé une véritable barrière entre les pays du Nord et ceux du Sud que l’on qualifiait dans les années 60 du siècle passé de pays sous-développés. Dire aujourd’hui que ces pays sont «en voie de développement» n’est qu’un euphémisme qui cache mal une dure et affligeante réalité. Depuis plusieurs années le monde assiste à des tentatives plus ou moins heureuses de milliers de jeunes de pays africains ou d’Amérique latine de passer vers l’Europe ou les Etats-Unis. Ils parient leur vie en mer ou à travers des périples dangereux pour ne pas mourir socialement. Chômage, absence de perspectives, misère sociale, mauvaise gestion des ressources nationales, corruption les font fuir leur propre pays. Hélas, l’Algérie n’a pas échappé à ce phénomène de migration sauvage.  Les harragas, ces jeunes qui brûlent les frontières faute de visa, se comptent par milliers. Ceux qui réussissent à passer la Méditerranée n’en sont pas pour autant tirés d’affaire. Ils croupissent dans des camps de rétention ou,  au mieux, se résignent à accepter les travaux les plus rebutants pour survivre. 
Une réalité amère qui met bien à mal notre orgueil d’Algériens. L’espace Schengen est une véritable forteresse au cœur du continent européen. Où trouver un ailleurs meilleur que chez soi, sur sa propre terre? 

Révolution d’octobre 1917-Révolution de novembre 1954 : un parallèle, deux fiertés
Que dit Maïakovski de son passeport en fin de poème ?

«… Et j’envoie à tous les diables paître tous les «papiers, mais celui-là… je tirerai de mes poches profondes l’attestation d’un vaste viatique, lisez bien, enviez-je suis un citoyen de l’Union soviétique.» 
Des vers d’une grande intensité. Chacun de nous, Algériens, aurait bien pu dire à l’instar de Maïakovski, fier de la révolution d’Octobre qui a marqué l’avènement d’un monde nouveau «… Lisez bien, enviez-Je suis citoyen de la République algérienne, Le pays de la grande révolution de Novembre.» 
C’est là toute la question. Avons-nous été les dignes héritiers de cette révolution dans sa double dimension éthique et idéologique qui a étonné le monde, qui a sonné le glas de l’empire colonial français ? Dans sa trajectoire, avons-nous su mener avec succès la bataille du développement qui n’aurait que grandi davantage le peuple algérien ? Avons-nous su construire un Etat national fidèle aux valeurs de Novembre ? Car on ne peut construire l’avenir sans faire référence à notre histoire collective, notre mémoire collective, celle qui nous unit et nous rassemble. Nous sommes pétris de notre passé, attachés à des principes pour lesquels se sont battus nos aïeux jusqu’au sacrifice suprême. 
Pendant la période coloniale, la société algérienne était unie et solidaire devant l’adversité. Soucieuse de préserver ses valeurs identitaires, elle trouvait au plus profond des traditions ancestrales cet élan et cette ardeur qui la faisaient résister, envers et contre tout, à l’occupant. Un combat qu’elle menait avec courage, mue par l’espoir de voir un jour l’Etat algérien restauré dans sa pleine souveraineté. 
Un Etat démocratique dans ses fondements, au service exclusif du peuple, en phase avec les aspirations de la société. Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, ce pacte républicain reste encore à instaurer. 
Aujourd’hui, la société algérienne, freinée dans sa vitalité, souffre de toutes les tares et pesanteurs d’un pouvoir d’Etat incapable de s’inscrire dans l’esprit de la glorieuse révolution de Novembre. Le peuple n’a que trop souffert de la corruption, des frustrations, des injustices causées par une gouvernance aléatoire et néfaste, sans omettre les événements sanglants de la décennie noire. Aujourd’hui, la société dans son ensemble veut dépasser ses traumatismes et ses fractures. Elle est en besoin d’une rupture radicale avec les pratiques du passé. Elle est en quête d’un projet national rassembleur, à l’échelle de ses espérances. Elle est en attente de jours meilleurs pour ses enfants. Chaque Algérien rêve de dire, à l’exemple de Maïakovski, avec toute la conviction qui sied, en présentant son passeport vert :
«Lisez bien, Enviez-je suis un citoyen de la République algérienne démocratique et populaire.» 
D. K. 

(*) Écrivain, ex-Directeur général de la Fonction publique, Docteur en sciences juridiques, vice-président du Comité de la réforme de l’Etat.

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