Par Boualem Oussedik
alias Boualem Taïbi
Cette lettre de Boualem Oussedik, alias Boualem Taïbi, fait partie des archives qui viennent d’être déclassifiées par l’état français.
Nous commençons la publication des «Lettres du maquis» écrites par un jeune combattant. Le silence criminel de la grande majorité des intellectuels français vis-à-vis de la guerre d’Algérie, qui, pourtant, les concerne directement et engage la responsabilité de leur peuple, lui dicte celle qui paraît aujourd’hui.
I. - Lettre à un intellectuel français
Dans les dechras d’Algérie, les demeures sont à, elles seules, révélatrices de ce que peut être la misère... J’ai en ce moment devant moi deux enfants loqueteux, squelettiques et les yeux rongés par la maladie. Ils me sourient... Dans ma mémoire, un souvenir de lecture remonte à la surface. Je me rappelle la belle page d’un de vos écrivains, Saint-Exupéry, toute pleine de réflexions émues et généreuses sur le thème du respect de l’homme !
Respect de l’homme ! Il en faisait, disait-il, comme le fondement, la clef de voûte de ses croyances philosophiques et religieuses. Mais n’est-ce pas étrange ?
Ce même Saint-Exupéry, qui dénonce les méfaits de l’idéologie hitlérienne et qui écrit «ce n’est pas l’ordre qui crée la vie, mais la vie qui crée l’ordre», n’a pas pu ou n’a pas voulu voir les méfaits de sa propre patrie en Afrique et en Asie. Aussi, lorsque, comme tant d’autres de vos écrivains, poètes et philosophes, il affirme hautement ses prétentions à un humanisme, j’ai bien peur qu’il ne s’agisse là que d’un humanisme faux, étriqué, restreint, à la mesure de l’homme blanc très chrétien et très européen.
Né d’une inextinguible soif de profits, d’une insatiable cupidité, le colonialisme, même si par hasard vous n’en profitez pas, est entré dans vos mœurs ; et tels les animaux de la fable, vous voilà tous plus ou moins malades. N’a-t-il pas inoculé dans vos esprits le virus du racisme ou tout au moins la croyance, bien arbitraire d’ailleurs, en la supériorité de votre civilisation ? Ne vous a-t-il pas rendus pleins d’ignorance et de mépris pour toute autre forme de pensée, toute autre conception de vie que les vôtres ? Je songe à l’Espagnol Cortez foulant, sous les sabots de son cheval, les riches vestiges de la respectable et brillante civilisation aztèque ! En vérité, les civilisateurs de votre orgueilleuse France qui se réclament de l’humanisme ont été eux-mêmes déshumanisés par le colonialisme. Ignobles bourreaux qui prétendent à l’auréole du martyr et du semeur d’amour et de bien !
Je songe avec émotion aux vieilles civilisations d’Afrique noire et d’ailleurs qu’ils ont détruites en les insultant et les avilissant ! Je songe aux millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui furent massacrés ou voués à la misère, à la nuit de l’esclavage et de l’obscurantisme ! Je songe à la tragique équation posée par l’écrivain et poète noir Aimé Césaire : «Qui dit colonisation dit chosification !» Et je pense que la réflexion indignée du poète indien Tagore renferme une immense part de vérité : «La civilisation européenne et occidentale sent le cadavre.»
Cette accusation amère et cinglante qui claque comme un coup de fouet s’applique tout particulièrement à la France, responsable d’une politique de rapines, de crimes, de destruction des cultures propres, de viol des âmes, par la dépersonnalisation. Tournant le dos à la réalité et aux leçons de l’histoire, votre peuple s’enfonce chaque jour davantage dans l’opprobre, la déchéance, le racisme...
Cette lettre de Boualem Oussedik, alias Boualem Taïbi, fait partie des archives qui viennent d’être déclassifiées par l’état français.
Aujourd’hui d’ailleurs, n’est-il pas significatif qu’à propos de la Hongrie, la presse française ait déversé des fleuves de protestation, alors qu’elle observe un silence pudique à propos du Kenya et de l’Algérie ? Dans ces deux pays d’Afrique, des peuples héroïques se font massacrer parce qu’ils ont commis un crime de lèse-majesté en aspirant à la liberté et à la dignité ! Et personne ne crie au scandale, pas même ceux qui se réclament d’une doctrine économique, égalitaire et internationaliste ou surtout de la charité chrétienne !En vérité, au fond de chacun de vous, Français, à l’exception d’une infime poignée de démocrates sincères qui ont su guérir du racisme, il y a comme un Hitlter qui sommeille. Et je crois comprendre maintenant qu’à vos yeux, le crime des nazis pendant la dernière guerre a été d’avoir utilisé contre des Européens des procédés jusque-là réservés aux seuls peuples colonisés d’Afrique et d’Asie !
Respect de l’homme ! Vous n’avez pas le droit de vous en réclamer, car c’est précisément lui qui dicte notre combat. Nous voulons nous libérer de la misère matérielle et morale et, face à votre barbarie, réaffirmer, les armes à la main, notre dignité d’hommes. Dans ce combat qui nous fait frères de tous les opprimés, il n’y a en nous aucun sectarisme ; seulement la volonté froide, résolue, d’abattre les forces du mal. Quant à l’éventuelle et souhaitable réconciliation entre vous, Français, et nous, colonisés, elle ne pourra se faire que le jour où, faisant table rase de vos préjugés, de vos prétentions, de votre égocentrisme, vous renoncerez à l’exploitation et à l’avilissement de l’homme et des peuples.
Ce jour-là, vraiment, vous aurez accédé à un humanisme vrai parce qu’universaliste et fondé sur l’amour de l’homme en général, qu’il soit d’Europe, d’Amérique, d’Asie ou d’Afrique.
Alors seulement vous pourrez parler de respect de l’homme sans faire figure d’imposteurs !
B. O.
