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Rubrique Contribution

Pourquoi le Système a perduré et pourquoi il sera défait

Par Ahcène Amarouche, universitaire

Introduction
Le futur Président pourra être bien ou mal élu (si toutefois élection il y a) : les tâches qui l’attendent sont immenses ! Mais s’il est mal élu, il ne lui échoira même pas de rêver d’en accomplir quelques-unes – même s’il arrive à s’affranchir des hommes du système (le Système dans la suite de cette contribution) qui tiennent encore les rênes du pays.
Beaucoup a été dit et écrit sur les problèmes de l’Algérie et sur le mode de gouvernance qui prévaut depuis l’indépendance. Mais tout n’a pas été clairement établi en ce qui concerne les causes de son avènement, ni les forces qui l’animent encore au soir de sa longue existence. Dans une tribune parue dans le quotidien El Watan du 13 janvier 2019, Mouloud Hamrouche a bien tenté de théoriser l’impasse politique où se trouve le pays en opérant une nette distinction entre Etat et gouvernance. Mais son analyse pèche par sa tendance à occulter les faits réels – historiques – au profit d’une approche désincarnée et mimétique des deux concepts, qu’il oppose sans voir l’indéfectible lien qui existe en contexte entre eux comme catégories du politique. Par ailleurs, et alors qu’il milite pour un Etat national transcendant (l’expression est de lui), il tombe à pieds joints dans le piège que lui tendait son propre parcours en sublimant le régime de Boumediène dont procède pourtant le Système depuis la disparition de ce charismatique mais ténébreux personnage. 
Ce que je voudrais développer dans la présente contribution a trait à la nature de ces causes et à leur historicité. L’hypothèse à la base de la réflexion est que ces causes, qui ont rendu le Système historiquement nécessaire, ont un contenu objectif insuffisamment analysé dans ses déterminations socio-anthropologiques, économiques, politiques et morales pour, sinon le disqualifier théoriquement par une critique appropriée, du moins en connaître la portée et les limites. En l’absence d’une telle critique, il n’est pas étonnant que ce soit de la rue qu’est venue sa remise en cause en forme de contestation du régime qui incarne le mieux le Système – le bouteflikisme – dont l’apparence moribonde de son fondateur est le signe patent de sa décrépitude. Ce rejet n’aurait pas été possible sans que soit en voie d’épuisement le potentiel politique, économique, idéologique et moral du Système et que ne soit réduite sa base sociale sous l’effet de la formidable montée en puissance des générations postindépendance qui pèsent d’un poids démographique écrasant au regard de la position qu’elles occupent dans la société politique, phagocytée par un Système au pouvoir de nuisance quasi-illimité. Aussi vais-je tenter de le caractériser, même grossièrement, pour en indiquer les limites au regard de la montée de la contestation populaire résumée dans les slogans du Hirak. Pour ce faire, force est d’évoquer les facteurs à l’origine de l’avènement du Système et de montrer leurs effets pervers tout au long des cinq dernières décennies. 

1. La guerre de Libération et ses prolongements postindépendance
Comme chacun sait, le Mouvement national dans ses différentes composantes avait épuisé son potentiel de lutte politique à la fin des années 1940-début des années 1950 ; ce qui s’est traduit par deux crises aiguës au sein du PPA/MTLD, en proie à des dissensions internes d’ordre identitaire et politique. Si la première crise a pu être surmontée à coups d’exclusions, de démissions ou de relégation des responsables d’origine kabyle au rang de simples militants, la seconde nécessitait un traitement d’une autre nature après la répression quasi-génocidaire par les autorités coloniales de la population du Centre-est algérien le jour même de la libération de la France de l’emprise nazie (8 mai 1945). 
Devenue une option inéluctable, la guerre de Libération a puisé ses premières forces dans l’Organisation secrète (OS) et dans les rangs des militants les plus aguerris du Comité central et des autres structures du PPA/MTLD qui se trouvaient en désaccord avec le parti et son charismatique mais néanmoins autocratique Zaïm – Messali Hadj. Cependant, les lois de la guerre eurent tôt fait d’imposer aux militants politisés du FLN nouvellement créé les responsables de son aile militaire (l’ALN) pour prendre la direction du conflit armé au détriment des adeptes de la primauté du politique sur le militaire menés par Abane Ramdane (qui a payé de sa vie le refus de l’option inverse). 
Quoi qu’on ait pu dire de ce choix problématique à tous égards, sa nécessité dicta le déroulement des évènements qui allaient déterminer le devenir du pays : le GPRA et l’état-major de l’ALN qui se trouvèrent tous deux exilés à Tunis, entrèrent dans un conflit larvé dont l’issue allait marquer de son sceau l’évolution de la situation. Seule question en suspens dans l’inexorable marche vers l’indépendance, la présence puis la prééminence des éléments de l’armée des frontières cantonnée à Oujda au sein de l’état-major et l’invraisemblable ascension en son sein du jeune et inexpérimenté colonel Houari Boumediène. 
Mais comme le signalait l’historien anglais Alistair Horne, qui a consacré une enquête minutieuse et un ouvrage volumineux à la guerre d’Algérie (Histoire de la guerre d’Algérie, Ed. Albin Michel, 1980), Houari Boumediène était sans doute le seul (Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi éliminés) à avoir une vision de long terme et à développer en conséquence une stratégie adéquate de prise de pouvoir à l’indépendance. Servi par un aréopage de technocrates formés dans les universités et les grandes écoles étrangères aux divers métiers de l’industrie, il sut se bâtir, une fois au pouvoir, une personnalité d’homme d’Etat de rang mondial qui a contribué à légitimer son régime autocratique et le système de cooptation à tous les échelons de l’administration des affaires publiques qu’il avait mis en place autour des éléments du fameux ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG).(1) Sa mort prématurée a légué au pays ce mode de gouvernance, expurgé des prémisses techno-industrielles qui lui avaient assuré un succès fulgurant mais fragile au vu des évènements qui allaient s’ensuivre. 
Sans que la nature du régime ait en rien changé sous Chadli Bendjedid, les réformes économiques entreprises en réponse à la crise de légitimité qui s’était déclarée avec la disparition de Houari Boumediène ne firent qu’aggraver la tendance au décrochage de l’économie de sa trajectoire de croissance et de développement alors que se profilait une crise d’endettement extérieur aux conséquences incalculables. Le système de cooptation s’étendit : népotisme et clientélisme s’y rajoutèrent en ouvrant la porte du pouvoir à des personnages sans consistance hors les rapports d’allégeance aux tenants du régime et les rapports d’argent qui les lièrent à eux, au moment même où l’économie du pays battait de l’aile sous l’effet de la crise de croissance induite par l’écart grandissant entre le volume des investissements mobilisés et les capacités d’absorption des secteurs productifs. La restructuration organique et financière des entreprises publiques, censée apporter une solution à cette crise, ne fit qu’aggraver la situation en opérant une séparation artificielle entre les fonctions classiquement reconnues à toute entreprise, ce qui a transformé leur fonction commerciale devenue autonome des fonctions de production et d’investissement en autant de centres de distribution de la rente qu’il y avait de nouvelles entités de ce type. La corruption battait son plein et l’économie publique s’effondra sous le double effet de cette orientation et de la soudaine chute des prix du pétrole à partir de 1986. Au final, et alors que le régime de Boumediène avait laissé une ossature industrielle étoffée, pourvoyeuse de dizaines, voire de centaines de milliers d’emplois productifs bien qu’encore insuffisamment rentables, le régime de Bendjedid, qui tourna le dos à cette orientation pour adopter un modèle économique basé sur la consommation de masse, se trouva bien en peine d’assurer la continuité des activités productives tout en assumant son choix de changer la base sociale du Système. La crise qui s’ensuivit et qui justifia les réformes ultérieures ne fut pas seulement la conséquence de ce choix mais le résultat des travers induits, de caractère socio-anthropologique qui se manifestaient déjà sous le régime de Boumediène dans le façonnage des mentalités à l’allégeance et à l’unicité de pensée. L’abandon progressif de la valeur travail comme pivot autour duquel commençait à se structurer la jeune Nation au profit de l’enrichissement par accointances claniques et clientélistes avec les tenants du régime acheva de mener le pays à la ruine. 
C’est dans ces travers et leurs dérivés économiques, politiques, idéologiques et éthiques que se forgea la nouvelle mentalité et que se perdit tout sens de la mesure dans la recherche de rente, pourtant réduite à sa portion congrue par la crise pétrolière du milieu de la décennie 1980 ; ce que nous essaierons de relater brièvement ci-dessous pour en comprendre la logique. 

2. L’économie publique et ses avatars rentiers
A en croire Karl Polanyi (La Grande transformation, édition Gallimard, 1983), l’économie de marché présuppose la transformation en marchandises de la terre, du travail et de la monnaie ; c’est-à-dire des trois éléments de l’économie qui ne sont pas des marchandises par nature. Il les qualifie de marchandises fictives. Dans le cas de l’Algérie indépendante, cette transformation n’a pas eu lieu en raison de faits objectifs historiquement déterminés.
En ce qui concerne la terre, les divers statuts indigènes (terres arch, terres habous, terres melk) d’avant la colonisation ne laissaient que peu de marge à sa transformation en marchandise (les rares transactions se faisant uniquement sur les terres melk dans la limite du droit coutumier de rachat par les membres de la famille). Et si l’exploitation des terres de ces divers statuts ayant fait l’objet d’expropriation et de spoliation pendant la colonisation a virtuellement opéré pareille transformation, leur abandon par les colons à l’indépendance en a sapé le fondement en transférant à l’Etat algérien leur propriété éminente même durant l’intermède de l’autogestion. En dépit de la réforme du statut des terres publiques engagée en 1987 pour reconnaître le droit de possession aux exploitants en abolissant formellement les dispositions de la loi de 1971 portant révolution agraire, le droit de pleine propriété n’a pas été reconnu à ces derniers, ce qui empêchait « de jure » la transformation des terres publiques en marchandises sauf sous les formes frauduleuses qui se sont développées sous l’ère Bendjedid puis sous l’ère Bouteflika.  
Le travail et le capital (sous sa forme matérielle), qui ont suivi un processus de transformation en marchandises durant la période coloniale, ont eux aussi vu leur statut marchand aboli à l’indépendance en raison de leur prise en mains par les nouvelles autorités après l’abandon par les colons de leurs entreprises (la forme salariale du travail dans les grandes entreprises publiques n’étant que l’aspect nominal des vrais rapports de travail qui y prévalaient). La création du dinar en 1963 a achevé d’asseoir le pouvoir tutélaire de l’Etat sur l’économie du pays ; laquelle avait grandement souffert de la guerre et de la faiblesse caractérisée des forces productives autochtones (privées) héritée de la période coloniale pour que l’économie de marché pût représenter une alternative viable à l’économie publique centralement administrée. 
Les bases d’une économie publique avec ce qu’elle impliquait de volontarisme mais également d’interférences politico-administratives sur la gouvernance des entreprises avaient alors été jetées mais leur caractère objectif était historiquement établi, reléguant ainsi la perspective de l’instauration d’une économie de marché à la périphérie du système d’économie qui venait de naître.
Celui-ci connut un développement impétueux durant plus d’une décennie (1967-1978). Des dizaines de grandes entreprises publiques sectorielles (sociétés nationales) ont été créées, lesquelles se sont lancées dans de vastes chantiers d’investissements industriels en conformité ou non avec les programmes quadriennaux élaborés par le secrétariat d’Etat au Plan. A la fin de la décennie, la valeur ajoutée industrielle représentait 18-20% du PIB mais l’écart grandissant déjà signalé entre le volume des investissements (servis par un accès quasi-illimité à l’endettement extérieur et aux IDE en situation de surabondance de pétrodollars) et les capacités d’absorption de l’économie, insuffisamment préparée à un tel afflux d’investissements matériels et financiers(2) fit entrer l’économie dans une surchauffe qui conduisit les autorités à opérer une pause dans les investissements. Ce fut l’année même (1978) où le Président Boumediène allait disparaître en laissant un vide institutionnel. Réduit à une coquille vide par la personnalité de Boumediène qui s’en servit comme d’une boîte d’enregistrement, le FLN se vit imposer la candidature unique de Chadli Bendjedid à l’élection présidentielle par l’armée qui retrouva une marge de manœuvre via les services de sécurité (police politique). Ce faisant, elle allait investir de nouveau l’arène politique en reprenant aux personnels techniques et administratifs civils de l’administration les fonctions vitales de l’Etat. 
Il y aurait néanmoins beaucoup à dire sur les dérives du Système déjà du temps de Boumediène où les hauts gradés de l’armée comme les officiers de rang inférieur, sans être ostensiblement visibles si l’on excepte leur manie de placer sur la plage arrière de leur voiture la casquette qui leur ouvrait toutes les portes, exerçaient un contrôle social étouffant via les services de sécurité. Ceux-ci avaient un œil sur tout et plaçaient leurs agents (civils et militaires) dans toutes les institutions y compris les entreprises publiques. La peur du gendarme, du policier et de l’homme des Services était devenue une donnée socio-anthropologique en ce sens qu’elle s’incrustait dans les mentalités, formatait les attitudes et comportements des gens et se développait dans la censure médiatique et jusque dans l’autocensure à tous les niveaux. Mais, comme pour faire contrepoids à ce sentiment de peur viscérale qui les habitait aussi, les agents de l’administration à tous les échelons se mirent à tirer avantage de leur fonction en instaurant leur propre système de contrôle social sur la population et, accessoirement, à verser dans la prévarication et la concussion. Un nombre impressionnant de faux moudjahidine (de l’ordre de dix mille selon certaines données) et d’hommes de loi aux diplômes préfabriqués, compléta la panoplie des dérives politiques ayant eu de forts impacts sociaux et économiques en sus de leur indéniable et prégnant impact moral. Des sous-systèmes relationnels virent le jour. Etendant leurs tentacules dans toutes les sphères de la vie sociale, ils évacuaient progressivement les valeurs fondatrices de la jeune Nation au profit des valeurs assises sur les rapports d’argent, les rapports claniques et les rapports de dépendance politico-institutionnelle. Il n’y avait pas jusqu’à la délivrance d’un simple papier administratif qui n’exigeât le recours à une « connaissance » et la reconnaissance implicite ou explicite des pouvoirs occultes de cette dernière. Les simples citoyens comme la plupart des gens instruits de faible culture politique ne percevaient qu’en filigrane la perversité de la situation dans le contexte de la débrouillardise qui s’était mis en place en les obligeant à vivoter. C’est Chadli Bendjedid qui, en sa qualité de président de la République clanique qu’il avait achevé d’instaurer, eut le mot le plus emblématique de cette perversion en prononçant la formule assassine de l’idée même de citoyenneté : الرجال بالرجال avait-il dit.
Cependant, jamais le pays ne connut le délitement qu’il allait connaître avec l’ascension sociale fulgurante des officiers supérieurs de l’armée sous le même Bendjedid. Outre de leur avoir donné accès aux grades de général et de général-major qui propulsa certains d’entre eux au firmament de la carrière militaire sans qu’ils se fussent distingués de quelque façon que ce soit, il leur a ouvert les portes de l’économie où, sous des prête-noms et en des alliances matrimoniales improbables, ils se mirent à réaliser des affaires juteuses dans le sillage de la levée des restrictions à l’importation de produits de large consommation (Programme anti-pénurie que le régime avait initié pour se donner une légitimité populaire). Ils mirent l’économie du pays en coupe réglée, tandis que parents et alliés du Président tenaient les rênes des centres vitaux de l’administration publique. Revenu en grâce à la faveur de l’article, 120 de ses nouveaux statuts, le FLN compléta le rôle des services de sécurité dans le déni de responsabilité aux hommes et femmes compétents non encartés. La suite des évènements est bien connue : bien qu’associée aux affaires et représentée dans les hautes instances du FLN, l’armée ne trouva rien de mieux à faire que de démettre le Président qu’elle avait porté par trois fois à la plus haute fonction sans pouvoir pour autant sortir le pays de l’impasse politique, puis sécuritaire où il était plongé.
C’est cette impasse qui conduisit le Président Liamine Zeroual, le plus légitimement élu des présidents algériens depuis l’indépendance, à écourter son mandat, ce qui fit venir au pouvoir un homme dont tout le parcours politique jurait avec les idéaux de Novembre : Abdelaziz Bouteflika. En dépit de la prétention de ce dernier de n’être pas un trois quarts de président en voulant se défendre d’être sous la botte des militaires, on sait qu’il ne fit que jouer la carte régionale dans l’éviction de certains officiers supérieurs de l’armée et dans l’accession d’autres aux postes de commandement pour s’assurer de leur dévouement envers lui. La conjoncture sécuritaire (défaite effective des groupes islamiques armés, et annoncée de l’AIS) et la conjoncture économique favorable que la nature (avec une pluviométrie particulièrement prodigue) et le marché (avec des prix du pétrole tendanciellement à la hausse) avaient permises, ont d’autant plus servi le nouvel homme fort que son discours promettait de rétablir la paix et d’œuvrer pour l’instauration des libertés. On sait ce qu’il en a été depuis et comment son régime a fait monter des hommes d’affaires nés par génération spontanée, prétentieusement capables d’investir dans tous les secteurs d’activité jusqu’à vouloir mettre le pied dans le secteur pétrolier. 
Mais une telle évolution ne résultait pas que des facteurs historiques déjà évoqués : elle tenait aussi à la prépondérance du secteur des hydrocarbures dans l’économie comme secteur pourvoyeur de devises, source de rente et, dans le contexte de la libéralisation sauvage décrétée par le régime, source de toutes les convoitises claniques et familiales.

3. La prédominance du secteur des hydrocarbures dans l’économie
Je ne m’étalerai pas outre mesure sur ce point étant donné les avis contradictoires que la science économique elle-même n’arrive pas à concilier : la dotation en ressources naturelles est-elle une bénédiction ou une malédiction pour le pays ? 
Tout dépend en fait de la nature du régime et de la façon dont il instrumentalise les institutions étatiques : se met-il au service de l’Etat ou met-il l’Etat à son service(3) ? On a vu que durant la décennie du développement, l’essentiel des ressources en devises a été orienté vers la création d’une base industrielle et que la valeur ajoutée industrielle a atteint la proportion élevée de 18-20% du PIB. Mais la revalorisation soudaine du prix des hydrocarbures en 1973 a produit les effets pervers analysés ici en termes d’écart entre les volumes d’investissement réalisés et les capacités d’absorption de l’économie. Cet écart s’est traduit par un surplus de ressources en devises qui ne demandaient qu’à être accaparées sous une forme ou une autre et c’est ce qu’a permis l’avènement du régime de Chadli Bendjedid, reproduit selon un plus grand format par Abdelaziz Bouteflika durant les vingt dernières années. Notons que dès lors qu’une telle orientation est prise, l’écart en question peut se creuser en soustrayant à l’économie productive le plus de ressources possible en devises sous toutes les formes possibles : c’est bien ce qui s’est produit sous l’ère Bouteflika avec l’octroi de marchés publics aux montants faramineux à des hommes d’affaires véreux, opérant pour leur propre compte et pour le compte d’hommes du régime, de ses généraux et de ses hommes de loi improbes. Si on convient d’appeler « rente nette »(4) ce surplus de ressources en devises, on peut en déduire qu’il augmente de trois façons possibles :
− soit par accroissement plus que proportionnel de la rente brute d’une période (ainsi nommées les recettes totales en devises provenant de l’exploitation des hydrocarbures) par rapport aux investissements publics productifs de la période ou de la période suivante selon l’étendue des intervalles retenus ;
− soit par réduction des investissements publics productifs de la période pour un montant donné de la rente brute de la période ou de la période précédente selon le même critère ;
− soit par combinaison de ces deux causes.
Il résulte de cette analyse que durant les trois premiers mandats de Bouteflika, la rente nette a surtout crû par accroissement plus que proportionnel de la rente brute par rapport aux investissements publics (en raison de la très forte revalorisation des prix du pétrole) mais qu’à partir d’août 2014, elle a surtout crû par réduction quantitative ou qualitative de ces derniers au moyen du gel des projets déjà programmés, de la pratique des surfacturations, de l’absence de contrôle de la qualité des travaux réalisés en urgence (autoroute Est-Ouest, logements) etc.
Comme chacun sait, la réduction puis la stabilisation des prix du pétrole autour de 60$ le baril depuis fin 2018 n’a pas diminué les importations qui constituent l’épine dorsale de l’économie de rente libéralisée caractéristique du pays. Les années 2016-2018 ont vu, au contraire, se dérouler un forcing des nouveaux hommes d’affaires vers la création d’entreprises sous-traitantes dans la construction automobile, dont il a résulté une incroyable gabegie pour les deniers publics et une tentative éhontée des oligarques impliqués à saigner à blanc les acquéreurs de voitures au moyen de prix défiant l’entendement. La course à l’accaparement de la rente nette par ponction à la source des recettes pétrolières et par émission non conventionnelle d’une partie de la masse monétaire a aggravé les faiblesses structurelles de l’économie productive, réduit au chômage des cohortes toujours plus nombreuses de jeunes en âge de travailler et accentué les inégalités de revenus entre couches sociales ayant un accès direct ou indirect à la rente nette et celles qui n’y ont pas accès. Cette situation, potentiellement explosive avant même l’annonce du 5e mandat d’un Bouteflika à bout de force, a fini par se résoudre dans le rejet massif du Système dont les tenants encore en poste ne semblent pas avoir réalisé qu’il était, comme Bouteflika lui-même, en phase de mort clinique.  

4. En guise de conclusion : pourquoi le Système sera défait
Ce qui a été dit des régimes de Chadli Bendjedid et d’Abdelaziz Bouteflika, héritiers du Système instauré par Boumediène, ne va évidemment pas disparaître du jour au lendemain. La partie du personnel politico-administratif prévaricateur en poste ne sera pas mise en retraite d’office ni les agents ayant trempé dans les affaires frauduleuses massivement traduits en justice et condamnés. Les formes d’allégeance instaurées sous ces régimes perdureront quitte à ce qu’elles soient réorientées vers les nouveaux représentants de l’ordre. Même si ceux-ci sont animés d’une réelle volonté de changement, leurs structures mentales continueront de fonctionner « à la clientèle » et les nécessités de l’existence obligeront les petites gens à solliciter les faveurs des grands et des demi-grands du régime – mais : 
1) Aucune forme de légitimité politique ne peut plus désormais prévaloir sur la légitimité populaire dont la masse des jeunes « hirakistes » est seule détentrice. Ceux-ci ont su renouer de façon magistrale avec les idéaux de Novembre en faisant de l’indomptable rebelle Lakhdar Bouregaâ le symbole vivant de leur réappropriation de la guerre de Libération nationale et des jeunes hirakites emprisonnés le symbole de la poursuite de l’idéal de ses frères de combat tombés en martyrs.
2) La peur, ce sentiment collectif confinant au renoncement de soi qui habitait les générations passées, a été vaincue collectivemen à l’échelle de tout le pays par les jeunes hirakistes et individuellement par la témérité de ceux d’entre eux qui ont bravé la police, la gendarmerie et la justice, sans même parler de ceux ayant bravé par le passé la mer et les gardes-frontières des pays étrangers.
3) Le caractère pacifique des marches populaires et l’absence totale de débordement de la part des marcheurs est le signe d’une maturité citoyenne, ainsi que celui de leur volonté de faire de la prééminence du politique sur le militaire et du civil sur le policier une donnée cardinale dans la conscience collective et une exigence citoyenne en phase avec celle de l’abolition du Système et du changement de mode de gouvernance. A plus de 65 ans de distance, de telles exigences répondent en écho à celles des militants les plus politisés du FLN historique que l’assassinat d’Abane Ramdane par ses frères de combat et de Larbi Ben M’hidi par l’armée française avait reléguées au rang des souvenirs. 
4) Les jeunes Algériens ne sont ni ignorants ni dupes des manigances des micro-monarchies du Moyen-Orient auxquelles le Président déchu a lié l’Algérie et pour lesquelles roulent hommes d’affaires et candidats à l’élection du 12 décembre. Ils en dénoncent avec une ironie mordante pareille collusion où l’Algérie de Novembre se trouve livrée à des roitelets aux allures de nababs pour les gros sous qu’ils apportent dans des projets industriels civils et militaires dont ils tirent de substantiels avantages.
5) Les perspectives économiques peu réjouissantes pour le pays se traduiront immanquablement par l’amenuisement des sources de rente nette et seule une autorité supérieure légitimée par la population sera en mesure d’instaurer et de faire admettre une austérité équitablement partagée en redéfinissant les bases de l’impôt, en promouvant l’investissement productif créateur d’emplois, en révisant de fond en comble les systèmes de formation et d’enseignement, en ouvrant les portes de l’ambition professionnelle aux jeunes porteurs de projets dans tous les domaines, en libérant la parole dans les médias publics et privés aux forces de l’opposition, etc.
Vaste programme que les cinq prétendants à la magistrature suprême, anciens serviteurs zélés du système ou opposants de fraîche date, ne pourront évidemment pas concrétiser : le Hirak a de beaux jours devant lui !
A. A.

1) Dans une tribune parue dans la presse et datant de plus d’une décennie, le secrétaire général de l’Association des anciens du MALG (Dahou Ould Kablia) s’enorgueillissait du fait que le MALG ait fourni depuis l’indépendance plus de cent cinquante hommes de pouvoir entre ministres, ambassadeurs et autres commis de l’Etat activant dans l’administration centrale. 
2) Rappelons que l’enveloppe initiale du deuxième Plan quadriennal (1974-1977) était passée du jour au lendemain de 27 à 110 milliards de dinars en raison de la revalorisation des prix du pétrole intervenue en 1973.
3) C’est le point de divergence principal que j’ai avec Mouloud Hamrouche au sujet de l’Etat : l’Etat n’est pas qu’une entité abstraite, transcendante, mais une institution historique (donc évolutive) au contenu politique marqué du sceau de la stratification sociale.
4) Idée que j’ai esquissée dans d’autres travaux.

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