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Rubrique Débat

L’œuvre véritable des Oulémas algériens : réponse à M. Kamel Bouchama

Par Moussa Hadj-Moussa (*)
«L’œuvre prodigieuse de l’Association des Oulémas musulmans algériens», tel est le titre d’une contribution parue les 4, 5 et 6/8/2020 dans Le Soir d’Algérie. M. Kamel Bouchama y fait la promotion de la «culture» des Oulémas, en reprenant les idées essentielles de leurs discours, dans la forme et dans le fond. Il présente leur travail comme s’inscrivant dans la meilleure ligne politique, comme la meilleure source du nationalisme algérien. À le lire, la libération de l’Algérie serait la conséquence des idées qu’ils avaient semées. Fidèle à leur vision des choses, il n’a pas manqué d’étriller au passage leurs ennemis intérieurs, les «francophiles» et, évidemment, les «berbéristes». Sans verser dans la polémique, il y a lieu tout de même d’apporter quelques éclaircissements, quelques vérités longtemps camouflées et/ou falsifiées par l’histoire officielle via l’école, à des fins politiciennes, et qui aujourd’hui remontent à la surface grâce aux moyens actuels d’information. Je pense que cela n’est pas inutile pour notre jeunesse qui n’arrive pas à se situer, invitée à chaque fois, surtout à des moments décisifs, à se tromper d’ennemis.
Commençons par le point essentiel sur lequel les Oulémas étaient effectivement «à côté de la plaque» (expression qui semble scandaliser M. Bouchama) : le but de la colonisation.
Pour M. Bouchama, «son but évident [de la colonisation] était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d’aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité». D’après la vision propagée par les Oulémas, la France aurait décidé d’occuper notre pays pour nous «franciser» (comprendre : nous apprendre sa langue) et nous évangéliser.  
Le gros morceau est ainsi escamoté : l’accaparement des richesses du pays et l’exploitation de sa population, ce qui est la définition même de la colonisation. En effet, aucun historien sérieux ne le nie, une expansion coloniale a toujours eu comme objectif l’accaparement, d’une manière ou d’une autre, des richesses, des biens d’autrui. Et comme les faits historiques s’expliquent les uns par les autres, la colonisation, à partir du XIXe siècle, était la conséquence de l’essor industriel, celui-ci étant lui-même la conséquence du développement scientifique et technique que connaissait l’Europe, le tout dans un esprit de compétition capitaliste. L’Europe était à la recherche de matières premières au moindre prix de revient, de main-d’œuvre au moindre coût et de débouchés pour ses produits industriels dont elle fixait le prix à sa convenance. Ce n’était pas les croisades, encore que même pour celles-ci, la motivation était plus la cupidité et la rapine que la propagation de la foi.
L’aliénation culturelle, qui existait certes, mais n’avait pas les proportions mises en exergue dans le discours des Oulémas, n’était que la conséquence et non le but de la colonisation. Et encore, il faut bien s’entendre sur ce qu’est l’aliénation. L’apprentissage d’une langue autre que la sienne, serait-ce celle de «l’ennemi», n’est pas une aliénation. La langue est avant tout un instrument qui permet d’accéder à l’information, à des savoirs qu’on n’a pas dans sa propre langue. Cela dépend des motivations de chacun. Force est de constater que les grands militants du FLN historique s’étaient formés et ont combattu en utilisant la langue française.
En fait, contrairement à un certain discours qui prétend combattre l’ex-puissance coloniale une fois que la guerre est finie, la France n’a jamais cherché à apprendre sa langue à tous les Algériens, aujourd’hui pas plus qu’hier, d’ailleurs. Elle l’a fait pour ses provinces à l’intérieur de l’Hexagone (l’Alsace, la Lorraine, la Bretagne…), elle l’a fait pour les pieds-noirs (dont une bonne partie était d’origine italienne, espagnole, etc.), elle l’a fait pour les juifs d’Algérie, après le décret Crémieux, mais pas pour les vrais Algériens. Elle était bien obligée, tout de même, de scolariser une petite minorité parmi ceux-ci, généralement pas au-delà de l’école primaire, car elle avait besoin de petits fonctionnaires dans l’administration au bas de l’échelle (employés de mairies, de bureaux de poste…), pour le contact avec la population ; elle avait besoin d’une petite main-d’œuvre qualifiée pour certains travaux agricoles et les chantiers ; de quelques instituteurs «indigènes» pour les zones déshéritées… La scolarisation normale n’était offerte, et encore de manière parcimonieuse, qu’au profit des enfants de ses supplétifs (kaïds, etc.)
Pour les autochtones, au contraire, elle aurait souhaité les laisser tous dans l’ignorance, d’une part de peur qu’ils ne prennent conscience de leur condition de colonisés, d’autre part, afin que le réservoir de main-d’œuvre soit toujours plein, que les salaires soient toujours au plus bas. Ce n’est qu’à partir du plan de Constantine que l’administration française a essayé (ou fait semblant, à des fins de propagande) de faire un effort en termes de scolarisation des enfants «indigènes».
Quant à la culture, les Algériens ont toujours su quoi puiser dans la «culture française». Il y a d’abord la culture scientifique, qui n’est pas exclusivement française : les mathématiques, les sciences, la «technique» (équivalent de «technologie» à l’époque), soit les savoirs et les savoir-faire modernes… Il y a ensuite les grands idéaux des philosophes humanistes, les droits de l’Homme…, qui sont universels, qui n’aliènent pas, mais font plutôt réfléchir. C’est d’ailleurs de là que le FLN a tiré son argumentaire pour plaider la cause de l’Algérie au sein des instances politiques internationales. (Et sans sous-estimer le rôle de nos valeureux chouhada et de nos vrais moudjahidine, l’indépendance du pays a été plus le fruit de l’action diplomatique que d’une efficacité guerrière, contrairement à ce que fait entendre une certaine propagande mystificatrice, au grand dam d’une vision rationnelle de l’Histoire ; la preuve en est l’indépendance de presque tous les autres pays africains aux alentours de 1960, sans guerre réelle).
En ce qui concerne la religion, l’école «française» était laïque. On ne parlait pas de religion en classe. C’est au vu de cela que les quelques Algériens qui le pouvaient avaient accepté d’y envoyer leurs enfants. Même dans les écoles des Pères blancs, on se gardait bien de heurter la sensibilité des écoliers algériens, et ceux-ci savaient à quoi s’en tenir, leurs parents y veillant. Résultat : un pourcentage infime de convertis (M. Bouchama le signale, d’ailleurs).
Par ailleurs, la France officielle désignait les Algériens par l’expression «Français musulmans». C’est par le terme de «musulmans» qu’elle marquait la différence avec les autres, et qu’implicitement elle justifiait la différence de traitement. Revendiquer la religion musulmane ne la dérangeait donc nullement dans ses desseins, bien au contraire. C’est pourquoi, l’Association des Oulémas était tolérée, agissait au grand jour, avant qu’on ne lui force la main pour qu’elle rejoigne le FLN en 1956.
Il y a lieu de rappeler que, pour les Oulémas, ainsi que pour le gros des troupes de la mouvance islamiste jusqu’à aujourd’hui, la culture ne désigne que la langue, les us et coutumes ; la «culture arabe» défendue c’est celle qui est en conformité avec la vision du monde telle qu’elle est forgée par l’interprétation des textes religieux par les anciens. Les sciences modernes n’étaient pas intégrées dans leur culture.
À l’école de Ben Badis, on n’enseignait pas les matières scientifiques ; M. Bouchama nous précise que celles-ci étaient interdites par les autorités coloniales, mais en plus des témoignages rapportent que par exemple l’algèbre était considérée par certains comme «science du Diable» (aïlm echaïtan). Par ailleurs, l’histoire était enseignée sans méthodologie scientifique, mêlant historiographies, légendes, fables, etc.
Si aujourd’hui nos étudiants n’arrivent pas à se situer par rapport à l’Histoire (la leur, comme celle de toute l’humanité), c’est parce qu’ils ont subi un enseignement irrationnel de cette discipline.
Ils ignorent, pour la plupart, que le vrai problème avec la colonisation, c’était le système colonial lui-même, c’était l’injustice et l’illégitimité sur lesquelles il était bâti ; l’occupant faisait la loi, l’autochtone était asservi. D’ailleurs, à ses débuts, du moins officiellement, le mouvement national revendiquait juste l’égalité en droits et en devoirs entre les Algériens et les Français, ce que rejetaient surtout les pieds-noirs, car cela signifiait le démantèlement du système colonial qui leur offrait tous les privilèges.  Alors, pourquoi les Oulémas mettaient-ils en exergue dans leurs revendications presque uniquement l’aspect culturel (comprendre : langue et religion) ?
Premièrement, dans le cas contraire, c’aurait été attaquer frontalement le colonisateur. Or, d’un côté, ils n’en avaient pas les capacités – ce qui est au demeurant fort compréhensible – mais surtout ils n’envisageaient pas de le faire même à long terme, puisque leur projet se limitait à la sauvegarde de la «personnalité algérienne [définie comme arabo-musulmane] sous la protection de la France», selon leur plate-forme de revendications. Ce qui ne gênait pas les objectifs du système colonial qui étaient, faut-il le répéter, l’exploitation des Algériens et des richesses de leurs terres.  
Deuxièmement, pour s’attaquer politiquement au phénomène de la colonisation, il faut l’étudier, le comprendre. Or, comme nous venons de le voir, le programme de l’école de Ben Badis était limité. Les idées défendues par ce courant concernant le problème algérien n’étaient pas toujours étayées par une argumentation logique, rationnelle.
Des affirmations sur un ton péremptoire, répétées à plusieurs reprises, tel est généralement leur style.
Évidemment, le clivage était inévitable entre les Oulémas et les militants de l’Étoile nord-africaine, y compris Messali, celui-ci ayant pourtant un penchant arabo-islamiste, après sa rencontre avec Shakib Arselane. Sur ce point, Mohammed Harbi nous explique bien les choses en tant que sociologue et historien. Dans la composante sociologique du mouvement national à ses débuts, il y avait deux catégories de militants : ceux qui avaient appris la politique au Moyen-Orient et ceux qui l’avaient apprise en émigration en Europe, principalement en France.
Les premiers, issus de familles plutôt «aristocratiques» par rapport à la masse populaire (gros propriétaires terriens, gros commerçants…), citadins, arabophones (parlant arabe dialectal), avaient été envoyés étudier l’arabe classique au Moyen-Orient (à l’instar de la plupart des fondateurs de l’Association des Oulémas), ou bien sont issus de familles qui y avaient émigré dans le sillage de celle de Abdelkader.
 Les seconds, issus plutôt des régions montagneuses, déshéritées, en majorité berbérophones, avaient émigré en France pour travailler, le plus souvent comme ouvriers. Certains parmi eux avaient fréquenté l’école française quelques années  pendant leur enfance et avaient pu continuer à se former sur le tas. Évidemment, on voit les prédispositions de chaque groupe pour certaines orientations politiques. Les premiers avaient vite adhéré aux thèses du courant arabo-islamiste alors en vogue avec la Nahda au Moyen-Orient, et voulaient tout simplement y arrimer l’Afrique du Nord ; les seconds, au contact de militants de gauche en Europe (syndicalistes, socialistes, communistes…), étaient intéressés par la lutte contre les inégalités sociales, transposant l’analyse à la situation coloniale.
Le point d’achoppement le plus important qui était rapidement apparu entre les deux était, non pas le problème de la langue mais celui de la démocratie. Et c’était au sein de l’Étoile nord-africaine, suite au changement de cap de Messali qui voulait s’aligner sur les thèses du Moyen-Orient, après sa rencontre avec Chakib Arselane, comme nous l’ont déjà signalé. Messali avait refusé toute discussion sur la dimension berbère de l’Algérie, suite à une demande de quelques militants.
Ceux-ci n’arrivaient pas à digérer son attitude : non seulement il révélait sa ligne exclusivement «arabiste», refusant une réalité historique pourtant criante en Algérie, mais le plus grave était qu’il montrait son penchant pour des pratiques pour le moins autoritaires.
C’est à partir de là que les Algériens apprendront d’ailleurs l’autoritarisme, le culte de la personnalité, la mythification (les poils de sa barbe étaient vendus par des militants comme des reliques). Imbu de sa personne, mû plus par la soif du pouvoir que par les intérêts de son peuple, il ira, comme on le sait, jusqu’à déclencher une guerre contre le FLN, avec des armes fournies par les autorités françaises, lesquelles ne demandaient pas tant.
Après son refus de discuter de la question berbère, Messali s’emploiera à écarter les «berbéristes» pour renforcer son contrôle sur l’organisation. À partir de là, se développera un anti-berbérisme, qui se transformera au besoin en anti-kabylisme, pour mieux minoriser l’opposition.
Le terme «berbère» sera prononcé comme désignant quelque chose d’infamant, d’autant plus qu’en arabe, il gardera sa forme originale, «barbar», soulignant l’aspect péjoratif qu’il avait dans la bouche des Romains. Le mot «amazigh» évidemment sera effacé. Cela suffira comme argumentaire. Avec le recul, on comprend que la gestion de cette affaire par Messali répondait plutôt à son souci d’écarter ses rivaux, qui étaient kabyles pour la plupart, de renforcer son pouvoir personnel sur l’organisation, et certainement en contrepartie d’une aide de ses amis du Moyen-Orient. Cette tactique sera systématiquement utilisée par la suite par une tendance du FLN pour «diviser pour régner».
Quand un responsable est coincé, il fera semblant de défendre la langue arabe, ou l’Islam ou les deux, selon la conjoncture, contre leurs «ennemis», en procédant toujours par allusion aux Kabyles (en ignorant le reste des berbérophones). Ben Bella déclamera «l’Algérie est arabe» pour transformer le conflit qu’il y avait entre la tendance du groupe d’Oujda et celle du GPRA en conflit «Kabyles/Arabes» ; avec la mort de Boumediène il y aura l’affaire de cap Sigli, pour faire diversion sur la guerre de succession qui était déclenchée et en même temps pointer du doigt le « danger séparatiste » de toute candidature de la région de Kabylie ; Bouteflika fera dans la provocation flagrante lors d’une campagne électorale à Tizi-Ouzou, en déclarant : «La langue berbère ne sera jamais officielle», alors qu’il avait fait circuler auparavant la rumeur contraire (discréditant du même coup les personnalités invitées qui y avaient cru) ; jusqu’à Gaïd Salah qui, face au Hirak, n’avait pas trouvé mieux à lui opposer que de pointer du doigt l’emblème amazigh ! C’est une tactique classique qui consiste à rameuter vers soi une majorité linguistique ou religieuse en stigmatisant une minorité. Une tactique toujours au profit d’une personne ou d’un clan, et, dans le cas de l’Algérie, jamais au profit du peuple.
En effet, aucun parmi ces personnages cités n’avait demandé auparavant l’avis du peuple dont ils se proclamaient porte-parole. Tous se souciaient, en premier lieu, non pas des intérêts du pays, mais de leur propre objectif : le pouvoir ! Il faut signaler, en outre, que cette pratique de division ne désavantage pas seulement les minorités visées, mais parfois plus encore les populations qui sont censées être privilégiées, surtout quand elles y croient.
Ainsi, dès le départ, il y aura deux tendances lourdes dans la politique algérienne : l’une orientée vers la démocratie, vers la modernité, prônant le multipartisme et la pluralité linguistique, et l’autre reproduisant les pratiques autoritaires en cours au Moyen-Orient, (que ce soit dans les monarchies ou dans les républiques baathistes) dont ils cherchent à réaliser le projet, avec un pouvoir centralisé, refusant les libertés individuelles et collectives…
La première tendance va s’appuyer sur les sciences, la rationalité, revendiquant son histoire – son histoire dans sa totalité — mais avec ouverture sur la modernité, l’universalité. L’autre va s’appuyer sur la langue arabe et certaines interprétations de l’Islam.  Par ailleurs, les pratiques de Messali préfiguraient déjà celles du régime algérien après l’indépendance : l’autoritarisme, le populisme, le culte de la personnalité, la falsification de l’Histoire, l’instrumentalisation de la langue arabe et de la religion musulmane. On peut y ajouter également la violence, qui va du pugilat entre militants lors de réunions électives et de congrès jusqu’à l’assassinat d’un président en direct sous les caméras de la télévision d’État.
Précisons encore les «réalisations» des Oulémas.
En rejoignant le FLN, ils vont se retrouver dans l’aile arabo-islamiste. Celle-ci n’était pas visible durant la période de la guerre,  notamment sur le champ de bataille. Ils continueront cependant à travailler selon leur ligne idéologique, qui rejoint celle des militants formés au Moyen-Orient.
C’est ainsi qu’à l’indépendance, ils se retrouveront, avec ceux qui étaient affiliés à l’Organisation des Frères musulmans, dans le giron du groupe d’Oujda, qui a pris le pouvoir, et dont ils relaieront le discours. Ils seront chargés de «l’arabisation» qui, dans leur esprit, ne consistait pas seulement en l’enseignement de la langue arabe, mais à «inculquer l’arabité» à des populations qui ne se sentaient pas suffisamment ou pas du tout arabes.
Des écoles coraniques sont alors ouvertes un peu partout, récupérant certains locaux utilisés auparavant par les autorités françaises dans le cadre du plan de scolarisation de Constantine. Des «Instituts islamiques» verront également le jour, avec des enseignants d’obédience Frères musulmans venus d’Égypte.
Mais cet enseignement montrera vite ses limites : il ne prépare à aucune formation professionnelle, à part la formation d’enseignants pour sa propre reproduction. Résultat : «la langue arabe ne permet pas de gagner sa croûte», entend-on dire ; le chômage ne fait que s’amplifier dans les masses populaires, celles justement qui étaient tentées par ce type d’enseignement.
Car pour les familles aisées, ainsi que pour tous les gens qui détenaient un certain pouvoir, l’école c’était en français. C’était en langue française qu’on pouvait acquérir des compétences, qu’on pouvait apprendre un métier, se lancer dans une profession quelconque. Déjà à cette époque, la nomenklatura cherchera à épargner l’arabisation à ses propres enfants, leur ménageant certains établissements spéciaux, ou en les envoyant carrément faire leurs études en Europe ou même en Amérique. Cependant, qu’à cela ne tienne, au sein du parti unique, où les différentes tendances jouaient du coude-à-coude dans l’opacité la plus totale, où toute remise en cause, toute contestation était réprimée, on continuera à arabiser, à chaque fois qu’on pourra avancer un pion.
C’est ainsi que la lutte s’était enclenchée entre «arabisants» et «francisants». Mais les premiers n’acceptent pas la compétition loyale. Soutenant le clan au pouvoir, arguant vouloir «privilégier la langue arabe», ils ne se privaient pas de s’octroyer des privilèges à eux-mêmes, d’occuper des postes de responsabilité même sans les compétences requises.
C’est ainsi que le ministère de l’Éducation était vite tombé sous leur contrôle, après celui des Affaires religieuses. Leurs éléments, anciens élèves des Oulémas et des zaouïas, étaient intégrés dans l’enseignement public, même sans qualification, et on fit appel à des enseignants du Moyen-Orient pour renforcer les rangs. Pour contenter tout le monde, on décida une scolarisation massive faisant des concessions injustifiables sur le plan qualitatif, au point que le chômage ne diminua pas. Car le contenu enseigné en arabe ne prépare pas les jeunes à un apprentissage professionnel.
En fait, pour le clan au pouvoir, qui était formé au Moyen-Orient, le premier souci était d’avoir une clientèle de militants à la base, pour se maintenir. «Les compétences ça s’achète», dira plus tard Bouteflika, après son retour en 1999, ayant sans doute gardé son ancienne vision des choses. Et effectivement, avec l’argent du pétrole, on peut couvrir tous les déficits, choisir ses courtisans et couvrir leurs tares, acheter l’électorat… En fait, il ne s’agissait pas pour eux de former des cadres pour le développement du pays, mais de se disputer la gestion de la rente pétrolière. Les cadres francisants vont se retrouver à des postes subalternes, la compétence n’étant pas le critère déterminant dans la carrière en Algérie. Cependant, on ne pourra pas se passer de leurs compétences, surtout sur le plan technique. Ils seront obligés de communiquer en langue arabe dans les médias, même péniblement, et leur avis sera souvent contrarié pour des raisons «politiques». Leurs tentatives d’émettre des réserves sur les méthodes et les contenus de l’arabisation seront toujours étouffées.
Avec la tentative d’industrialisation dans les années 1970, le français sera maintenu pour toutes les formations scientifiques et techniques. La tendance arabo-islamiste marquera le pas. Elle sera moins agressive avec l’affirmation de «l’orientation socialiste» du pouvoir, notamment quand arrive la Révolution agraire, malgré la tentative de l’aiguillonner de la part de la frange des conservateurs qui était touchée dans ses intérêts. «La prière est illicite sur les terres nationalisées», faisaient-ils courir.
Mais au niveau de l’école primaire, tous les prétextes étaient bons, non pas pour améliorer la qualité de l’enseignement de la langue arabe, mais pour réduire l’enseignement du français. Malgré des signes alarmants sur les compétences globales des élèves, on ne ralentira pas la cadence comme au Maroc et en Tunisie.
À la mort de Boumediène, des signes de remise en cause de l’option socialiste apparaissent. La lutte sera rude au sommet, entre ceux qui voulaient continuer avec le système économique socialiste et ceux qui voulaient la libéralisation. Mais au lieu d’en débattre dans la transparence, l’urgence pour eux était d’éviter de parler de démocratie. On fera donc tout pour contrer la montée d’une tendance démocratique à partir de la base, en boostant l’islamisme dans la foulée de l’instauration d’une république islamique en Iran. C’était exactement la politique de l’Égypte. Les «berbéristes» se retrouveront en majorité dans la mouvance démocratique, et par une propagande sournoise le conflit sera transformé par les tenants du pouvoir en un conflit «berbéristes/islamistes» et par glissement «Kabyles/Arabes». Le reste on le connaît : l’activisme islamiste donnera lieu au terrorisme de la décennie noire, et au niveau international à Al-Qaïda, puis à Daesh.
Conséquence : des millions de musulmans seront massacrés par d’autres musulmans ! Au profit de qui ?... En fait, si l’Algérie est encore debout et n’a pas subi le sort de l’Irak ou de la Syrie, c’est bien grâce aux «berbéristes et à ceux qui maîtrisent la langue française – qu’on les appelle «francophiles» ou autrement.
Voilà, en résumé, l’apport de l’arabo-islamisme à la société algérienne. En fin de compte, c’est une idéologie pour faire rêver le peuple et le détourner de sa quête de développement, pendant qu’on lui subtilisait ses richesses et qu’on le maintenait dépendant de l’Orient, qui lui-même était — et l’est toujours jusqu’à aujourd’hui — sous la dépendance de l’Occident.
Car, en fait, le projet de «nation arabe» ne pouvait être qu’utopique. Construire un ensemble géopolitique basé sur une langue et une religion (même à supposer réalisée l’homogénéité au sein de l’espace ciblé) n’était pas réaliste avec des pays à régimes politiquement différents (monarchies/républiques sous plusieurs formes), à ressources inégales, à évolutions historiques différentes, avec des méthodes autoritaires qui vont jusqu’au terrorisme (ce qui sous-entend absence de démocratie, de liberté d’expression, et, partant, absence d’une adhésion sincère des populations concernées), le tout sous la domination des puissances occidentales.
Un tel projet relevait simplement du populisme et ne pouvait qu’endormir le peuple, au profit des chefs du moment, et des puissances qui contrôlaient toute la région.
M. H.-M.
(*) Maître de conférences, Université de Tizi-Ouzou.

 

 

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