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Rubrique Entretien

BADR’EDDINE MILI AU SOIR D’ALGÉRIE : «La révolution est partie pour durer»

Entretien réalisé par Mokhtar Benzaki
Badr’Eddine Mili, qui suit de près les développements du Mouvement populaire du 22 février, relève, dans cet entretien accordé au Soir d’Algérie, que les réponses apportées aux revendications de la Révolution par le pouvoir d’Etat, les partis, la société civile et les élites sont très insuffisantes et loin d’égaler le niveau de sa profondeur et de sa densité.  Il estime qu’à ce stade de maturation, le mouvement est devenu l’acteur réel principal qui peut, à lui seul, forcer la décision finale après avoir assuré sa permanence et neutralisé les tentatives de le diviser ou de le transformer en Printemps arabe entreprises, successivement, par l’Etat profond, les extrémismes et les minorités agissantes. En conclusion, il prévoit qu’en cas de victoire, la Révolution propulsera l’Algérie au rang de pôle avancé de la démocratie dans le monde arabo-musulman. 

Le Soir d’Algérie : Pensez-vous que la crise politique que vit notre pays, depuis près de sept mois, se trouve dans l’impasse ainsi que certains analystes le soutiennent ?
Badr’Eddine Mili : D’abord, entendons-nous bien pour dire que nous n’avons pas affaire à une simple crise politique qu’on traiterait par les moyens classiques déjà expérimentés en d’autres moments difficiles de l’Histoire du pays. Nous sommes en plein milieu d’un processus révolutionnaire d’une profondeur et d’une densité socio-politique sans précédent et qui n’est pas près de s’arrêter. La Révolution est, en effet, partie pour durer longtemps.
Je ne pense pas, pour répondre à votre question, que nous soyons face à une impasse. Nous sommes, plutôt, entrés dans une phase de radicalisation et de raidissement des positions des protagonistes de la confrontation qui en dit long sur les enjeux du pouvoir liés aux intérêts du régime finissant, mais aussi sur ce dont la Révolution est, potentiellement, porteuse de bouleversements annoncés à tous les paliers du système de gouvernement du pays.
Autant on peut comprendre que les partis de l’opposition— pour certains en crise interne ouverte – soient désarmés et n’arrivent pas à s’entendre et à produire des propositions qui tiennent la route, parce que dans la réalité, ils ne sont, nullement, représentatifs de la Révolution et ne peuvent, donc, faire, autrement, que d’observer son déroulement de l’extérieur, autant on s’interroge, légitimement, sur les raisons du recul de l’état-major de l’ANP par rapport au Mouvement qu’il avait, pourtant, accompagné en poussant l’ex-Président à démissionner et en désarticulant le cabinet noir et les gouvernements corrompus de la galaxie bouteflikienne, même si l’impartialité nous commande de rappeler qu’il a toléré, durant 20 années, sa gouvernance malfaisante. Sa précipitation à fixer une date pour la convocation du corps électoral laisse entrevoir des perspectives inquiétantes dans le cas d’un échec de l’élection, faute de candidats et d’électeurs.
Un passage en force dont on ne sait à quel scénario il répond ni par quels arguments solides il est justifié tiendrait d’un coup de poker hasardeux. A moins que cette précipitation ne s’explique par la crainte qu’une rapide détérioration de l’état de santé du Président par intérim n’entraîne une déclaration d’incapacité et donc de vacance et complique la recherche d’une solution, la Loi fondamentale n’ayant prévu aucune disposition répondant à ce cas de figure spécial. 

Le chef d’état-major a évoqué, à plusieurs reprises, d’éventuelles implications ou risques d’implications de parties étrangères dans la situation actuelle. Est-ce que c’est cela, en plus, qui l’oblige à plaider, avec insistance, pour le retour très rapide au processus électoral, quitte à reporter à après la présidentielle les débats sur le contenu de l’Etat à venir ?
Nous ne savons rien des informations détenues par les services de l’Armée en charge de la sécurité du pays. Mais bien que je ne compte pas, personnellement, parmi ceux qui surdimensionnent les risques auxquels l’Algérie est exposée, en raison du climat de violences qui prévaut dans son environnement régional immédiat, force est de constater que les puissances occidentales suscitent, depuis quelques mois, au nom de la démocratie, de multiples foyers de tension dans les pays avec lesquels elles sont en conflit, la Chine, la Russie, le Venezuela, l’Iran...
Curieusement, sur leurs propres territoires, ces puissances ne s’empêchent pas d’entraver, pour des besoins de politique interne, les principes de base de la démocratie, la liberté d’expression et de manifestation de leurs populations, allant, sans crier au scandale, jusqu’à suspendre le fonctionnement d’un Parlement — au Royaume-Uni — ou à dénoncer et exiger — aux USA — l’expatriement d’élus parce qu’ils s’étaient exprimés sur des questions internationales, en l’occurrence  la question palestinienne, en émettant un avis différent de celui des autorités.
L’Algérie n’a de conflit ouvert ou latent avec aucune de ces puissances et tout en demeurant vigilants, à cet égard, compte tenu des intérêts considérables que celles-ci possèdent dans notre pays et qu’elles entendent sauvegarder, par tous les moyens, surtout dans «une période trouble» comme elles le disent, les gouvernants algériens gagneraient à brandir, moins systématiquement, l’épouvantail du danger étranger quand, d’un autre côté, ils autorisent les Etats alliés à se prononcer sur nos problèmes internes, lorsque cela les arrange.
Si, par danger, ils visent les extrémismes et les minorités agissantes, c’est une autre paire de manches. Des sensibilités politiques et idéologiques alliées, pour la circonstance, contre l’ANP avec laquelle elles veulent régler des comptes vieux de plusieurs décennies ont, en effet, tenté d’infiltrer le mouvement populaire et de le transformer en «Printemps arabe». 
La Révolution s’en est, clairement, démarquée et a conservé la centralité de sa ligne, dans les mêmes formes et avec la même fermeté qu’elle a manifestée contre les manipulations de l’Etat profond tendant à provoquer la division de ses rangs.
Que les choses soient, donc, claires : ou bien la position de l’institution militaire a changé, en cours de route, dans le dessein de préserver une partie de l’ancien régime, ou bien, accompagnatrice du mouvement, elle devrait s’appliquer, à partir de son ancrage populaire et de ses ambitions modernistes, à mieux comprendre les messages de la Révolution et à consolider l’alliance qu’elle a contractée, dès le début, avec le peuple : tels sont les termes de l’alternative historique sur lesquels elle doit se prononcer sans atermoiements.
L’élection présidentielle, pour répondre à la deuxième partie de votre question, n’est pas une opération ordinaire, rapportée au contexte révolutionnaire ambiant.
Plus qu’un test de probité, elle constitue le couronnement de la première étape de la Révolution qui verrait son organisation et son contrôle obéir aux conditions minimales de régularité exigées par le peuple : départ du gouvernement actuel, dialogue sérieux avec le pouvoir d’Etat mené par les représentants élus du mouvement.
La seconde étape du processus sera consacrée, juste après, aux débats sur l’Etat à venir dans le cadre d’un Parlement démocratiquement élu.
L’équation peut paraître, à première vue, simple, mais, en pratique, elle s’avère compliquée, à cause de l’héritage institutionnel et politique miné laissé par le Président déchu.

Est-ce à dire que les initiatives des partis de l’opposition, de la société civile et du panel sont condamnées à l’échec ?
Il faut bien se résoudre à l’admettre dans la mesure où les référendums du vendredi les ont, explicitement, rejetées : dans les contributions, très contradictoires et parfois utopiques, présentées par les partis, les associations et le panel, il n’y a, vraiment, rien de consistant qui soit susceptible d’ouvrir un dialogue d’un niveau respectable basé sur la confiance et la volonté sincère indispensables à un consensus clair.
Les observateurs notent, d’ailleurs, que pour aussi utiles qu’elles puissent paraître, ces contributions ne s’en inspirent pas moins d’une volonté, à peine cachée, de chevaucher le mouvement et de le ramener à un projet purement partisan. L’instance dite de médiation n’a pas fait mieux. 
Son échec tient aux conditions opaques de sa création ainsi qu’à ses attaches institutionnelles et partisanes et à la faible envergure de sa composante. Elle a engagé, sans méthode, un dialogue partiel et partial, laborieux et brouillon qui l’a conduite à trousser l’opération sans même sauver les apparences. L’élite politique traditionnelle étonne, quant à elle, par sa passivité.
Quand quelques-uns de ses représentants s’aventurent à sortir de leur hibernation, c’est, uniquement, pour commettre d’horribles contre-sens, en porte-à-faux avec la réalité du mouvement révolutionnaire qu’elles n’arrivent pas à comprendre, le noyant, souvent, dans des analyses d’une aridité désarmante, conceptuellement mal outillées, plus proches du radotage de vieux «maîtres à penser» que d’une intelligence claire de la teneur et des horizons de la Révolution. Il est, dans le même temps, aussi désolant de constater que les écrivains et les intellectuels, en général – à part quelques-uns, très minoritaires — se soient, eux aussi, mis en réserve et n’aient produit aucune œuvre ni texte à la hauteur de l’évènement.
Visiblement, ils se contentent de camper la posture des intellectuels et chercheurs français qui n’avaient pas vu venir mai 1968 ni su le comprendre ou l’expliquer. Heureusement que la jeunesse universitaire d’ici et de la diaspora a pallié cette défaillance en étalant une ingéniosité, une créativité, un sens de la communication et une verve sans égal.
En tant qu’élite de la relève, elle a, magistralement, signé l’éclosion d’une pensée vivante et généreuse et le dépérissement d’une pensée sclérosée.

Qu’est-ce que le mouvement devrait, dès lors, entreprendre, dans cette configuration, pour avancer plus rapidement ?
Rester lui-même, c’est-à-dire un mouvement transclasses, transpartis et transgénérations, l’acteur réel principal qui peut, à lui seul, forcer la décision finale vers son habilitation en tant que source unique et souveraine du pouvoir.

Jusque-là, il a maintenu le cap sur son objectif initial : provoquer, pacifiquement, l’effondrement de l’ancien régime et le remplacer par l’Etat du peuple tout entier, ce qui ne représenterait, en aucun cas, pour l’institution militaire, une concession humiliante, en ce sens que cette dernière est, elle-même, impliquée dans le changement, qu’elle le veuille ou non. L’armée qui a affirmé s’être débarrassée de son rôle messianique devrait être rassurée sur l’avenir des racines novembristes du futur Etat démocratique puisque, depuis le 22 février, le peuple et, en particulier, la jeunesse, loin de tout populisme patriotard et de tout slogan – le badissisme entre autres – proféré par les faussaires de l’Histoire, se sont déclarés héritiers et gardiens de l’Histoire et du combat national de leurs aînés, martyrs et moudjahidine authentiques.
On ne le répétera jamais assez : l’Etat algérien démocratique sera bâti sur les bases de l’Etat national historique, un Etat que les jeunes générations se disent prêtes à débarrasser des contrefaçons et des scories qui l’ont défiguré des années durant.

Dans le cas d’une victoire de la Révolution, quelle position l’Algérie occuperait-elle dans le concert des nations démocratiques ?
On n’en est, encore, pas là. Le chemin qui y mènera sera long et jalonné d’épreuves. Après avoir chancelé, sous l’effet de l’estocade de février, les restes de l’ancien régime tentent de relever la tête et d’organiser la riposte. Le mouvement doit compter avec leurs nuisances. C’est le destin de toute Révolution que d’être combattue par une contre-révolution.
L’Histoire regorge d’exemples de révolutions qui ont été circonscrites avant de rebondir. La Révolution française de 1789 a dû reculer devant le Directoire, le Consulat, la Monarchie de Juillet et deux empires pour pouvoir renouer avec la République et, encore, quelle République ! Une République colonisatrice qui a renié la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen en Algérie, en Afrique et en Asie.
La Révolution libérale de Sun Yat-sen  de 1911, parasitée par la dictature de Tchang Kaï-chek et la Révolution bourgeoise de Kerensky de février 1917, surclassée par la Révolution prolétarienne d’Octobre, ont attendu un siècle pour être recyclées sous des formes actualisées en Chine, par Deng Xiaoping, dans les années 1980, et, en Russie, par Mikhaël Gorbatchev, avant la chute du mur de Berlin.
Dans notre voisinage, la Révolution démocratique tunisienne n’a pas fini de manger son pain noir, depuis 2011, prise entre deux feux, l’islamisme conquérant des nahdaouis et la réhabilitation ouverte des servants de la dictature benaliste, dans le temps où la Révolution démocratique soudanaise vient, tout juste, d’être mise à l’essai par les militaires jusqu’en 2022.
Edifiée par ces exemples sur ce qui lui reste à accomplir, la Révolution démocratique de notre pays, âgée d’à peine 7 mois, est appelée à résister, courageusement, aux assauts de ses ennemis et à les empêcher de la réduire à une banale révolution de palais dont les janissaires de la Régence d’Alger en avaient établi la sinistre tradition durant leur occupation de l’Algérie.
Vous me demandez quelle position l’Etat démocratique algérien occuperait sur la scène internationale si sa Révolution l’emportait. 
Dans un monde multipolaire, en recomposition, la place de l’Algérie sera celle d’un pays qui aura reconquis la pleine souveraineté de son peuple qu’il mettra au service d’un développement économique et socioculturel des plus ambitieux.
Ce ne sera pas facile : la démocratie a ses présupposés et ses exigences : rehausser, en priorité, le niveau de l’éducation et de la culture des citoyens et enraciner dans la pratique sociale les valeurs morales de l’effort, de la probité, de la solidarité, du respect de l’autre, de ses libertés, de ses droits, de sa foi…
 Les expériences qui en ont une vague apparence se comptent, ici, sur les phalanges d’un seul doigt : en l’espace d’un siècle, la Turquie est passée du kémalisme militariste à l’autocratisme civil d’Erdogan après une courte parenthèse démocratique vite refermée. 
Le Liban est partagé, dans un système précaire et crisogène, entre les communautarismes religieux chiite et maronite qui laissent peu de place à une pratique démocratique libre.
 Ne parlons pas de l’Iran où les ayatollahs ont confisqué au Toudeh la Révolution de 1989 sur les décombres de laquelle ils ont édifié la République islamique qui a l’air d’être tout sauf démocratique.
Quant au système «libéral» qui tient lieu de démocratie en Malaisie, il est corseté par un rigorisme religieux des plus sévères qui lui ôte les attributs essentiels du libre arbitre.
En comparaison avec ces expériences non concluantes, la Révolution algérienne a de fortes chances d’être un exemple abouti, en cas de victoire.
C’est pourquoi des Etats et des peuples la suivent avec attention et même admiration et que d’autres, en revanche, en craignent la contagion et font tout pour la faire échouer.
M. B.

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