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Rubrique Ici mieux que là-bas

Le cheikh qui voulait mourir chef de tribu

On l’aura deviné, ce petit conte n’a aucun rapport bien entendu avec quelque actualité que ce soit. Je sais qu’on y verra des similitudes, c’est fatal, mais comme on dit en avertissement de certains films de fiction, «toute ressemblance avec des faits ou des personnages existant ou ayant existé est purement fortuite».
Donc, c’est entendu. Pure imagination. Le conte narre l’histoire d’un cheikh, vénérable pour ses affidés, plutôt machiavélique pour d’autres, qui voulait mourir coûte que coûte chef de la Tribu. Il ne fait aucun doute que certains le trouvaient plutôt bienveillant, ce brave cheikh ! D’ailleurs, l’un de ses féaux interpella un jour le Peuple de l’oasis pour lui dire ces paroles presque prophétiques : «C’est Dieu qui nous l’a envoyé pour réformer la Tribu.»
Quelques-uns avaient fini par lui vouer une certaine allégeance plus ou moins intéressée car ce vieil homme était si bon qu’il leur avait donné le champ libre pour un désossement patriotique de la Nation. Il faut dire que du temps de sa flamboyance, le cheikh, frappé désormais de mutité, possédait un talent oratoire hors du commun. Il était capable de vendre du sable aux Bédouins.
La caste de ses obligés sentait bien qu’elle aurait tout à perdre si le cheikh ne mourrait pas chef de la Tribu.
Je sais que l’histoire paraît invraisemblable mais peut-être faut-il revenir au commencement. Ce vieil homme avait été dans sa jeunesse l’habile vizir d’un autocrate. A la mort de ce dernier, le vizir se voyait calife à la place du calife. Mais les oracles en décidèrent autrement. Les gardes du Palais lui préférèrent l’un des leurs, un gradé. Notre vizir, orphelin de protecteur et abandonné par le Palais, se retrouva à la porte du désert. Pour rallier les royaumes de ses amis riverains de la mer de sable où le pétrole coulait à flots, il devait en réussir la traversée.
Il faut dire que la Tribu vivait dans une oasis choyée par la nature puisque son sous-sol était gorgé de richesses. Les imams disaient d’ailleurs que cette richesse était un don de Dieu pour récompenser un Peuple de croyants qui n’avaient plus besoin de travailler.
Mais un jour, alors que le cheikh attendait son heure, des démons s’emparèrent de la Tribu qui se divisa en factions hostiles les unes aux autres. La plus véhémente, celle des fanatiques, se mit en tête de purifier par la lame la Tribu de ses apostats et de ses frileux. S’ensuivirent des massacres et le sang de milliers de victimes gonfla les oueds d’un cours furieux.
A la neuvième année du désastre, les gardiens du Palais firent revenir le cheikh de son exil. Il devint prestement chef de la Tribu, coopté par les gardes du Palais. En vérité, cela ne fut pas si simple car il fallut pour cela pousser les autres prétendants à renoncer à leur ambition.
Le cheikh voulait que cet accès au pouvoir marque le sacre éclatant de sa vie. Le voilà donc enfin chef de la Tribu. Il avait à sa disposition toutes les tribunes de l’oasis et toutes celles des autres nations pour laisser s’épanouir son talent oratoire auquel ses partisans attribuaient un pouvoir proche du surnaturel. Il se mit à gouverner, aidé par la prospérité procurée par la vente des richesses du sous-sol à d’autres nations. Jamais l’Oasis ne fut si riche et jamais les oasiens ne furent si pauvres, hormis la caste de ses obligés. Le cheikh entreprit de réconcilier les factions en confondant, dans l’amnistie et par l’amnésie, le bourreau et la victime.
Il devint indéracinable. La caste dut retoucher le Parchemin pour lui permettre de commencer ici bas son éternité. Puis un jour, les djinns le frappèrent en traître d’un mal fulgurant qui le cloua dans l’aphasie. On fit venir les marabouts qui savaient lire dans les silences ses désirs secrets. Le plus fort ou le plus rusé d’entre eux révéla qu’il plairait à Dieu qu’en dépit de son mal, le cheikh mourut chef de la Tribu. On commença à construire un mausolée à sa gloire.
Les Oasiens s’habituèrent tant bien que mal aux absences de leur cheikh qui ne leur parlait plus que par Caste interposée. Les membres de la Caste n’avaient plus le temps. Ils tenaient bon. Le désossement patriotique de la Nation se poursuivait allègrement.
On compensa l’absence du cheikh par une amulette portant son portrait. Partout où sa présence devenait nécessaire, on envoyait l’amulette devant laquelle les ouailles se prosternaient.
Quand la Tribu fut persuadée que le cheikh devait enfin passer la main, quel ne fut pas son désappointement d’apprendre par la Caste qu’il voulait mourir sur le trône. Cette opiniâtreté réveilla chez les Oasiens endormis la flamme de la révolte. Ils sortirent pour clamer, vainquant la peur, leur désir de cesser d’être humiliés car ils découvrirent que la reconduction du cheikh invalide signifiait que l’oasis n’avait pas un seul homme digne de lui succéder.
Et c’est ainsi que le cheikh, en s’acharnant à marabouter encore le peuple de l’Oasis, parvint sans le vouloir à le réveiller d’un sommeil indéchiffrable.
Le conte n’a pas de fin car, à l’heure qu’il est, le peuple de l’Oasis est encore en marche.
A. M.

 

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