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Rubrique Kiosque arabe

Quand retentit «la voix de son maître»

Il faut rendre à Sissi ce qui lui appartient, en dépit du caractère autoritaire et répressif de son régime: le 1er janvier 2015, devant un aréopage de théologiens, il a appelé à révolutionner l'Islam. «Ceux qui nous tuent, a-t-il dit notamment, puisent dans les mêmes textes que nous». D'où son appel solennel à rénover le discours religieux, une rénovation qui ne pouvait être menée, selon lui, que par la plus vieille institution de l'Islam, à savoir l’Université d'Al-Azhar. Parmi ceux qui écoutaient ce discours inhabituel sans broncher, ils en avaient vu et entendu d'autres, il y avait le recteur d'Al-Azhar, Ahmed Tayeb, que le Président Sissi désignait in fine. Comme tous les théologiens rompus aux rodéos oratoires et protégés par des millénaires de poussières accumulées, Cheikh Tayeb avait sans doute fait mine d'approuver, mais il avait son idée. Dans tous les pays musulmans autres que l'Égypte, les désirs d'un despote, royal ou républicain, auraient été des ordres, mais le recteur madré savait à quoi s'en tenir en la matière. Depuis le 1er janvier 2015, Sissi revenait régulièrement à la charge interpellant directement ou indirectement le chef suprême d'Al-Azhar sur l'urgence d'une réforme religieuse. Pour montrer qu'il avait compris, Cheikh Tayeb avait même organisé, sur ce sujet, plusieurs rencontres et séminaires inutiles et aux frais de l'État.
À titre d'exemple, le dernier en date de ces séminaires a été justement marqué par la polémique opposant le recteur à l'une des sommités d'Al-Azhar, Mohamed Othmane Al-Khecht. Ahmed Tayeb arguant que c'est grâce à ce patrimoine que la nation, sans préciser s'il s'agit de l'Égypte ou de ses enfants, s'est formée et que «nous sommes allés en Andalousie et en Chine». Le second, issu du département de philosophie qu'il avait dirigé, il y a peu, arguait, comme Sissi, qu'il fallait réformer le patrimoine islamique pour le mettre en adéquation avec le siècle. Puis, de séminaires en colloques, et de sermons en veillées spirituelles, le roublard recteur a pris de l'assurance, allant jusqu'à s'opposer frontalement aux moindres velléités de reforme. Défi ou bravade, Tayeb n'a cessé de répéter durant ces cinq années que Boukhari et Mouslim étaient les prunelles de ses yeux,(1) et qu'il n'était pas question de s'en prendre au patrimoine. Encore fallait-il que «la voix de son maître», pour reprendre le vieux slogan publicitaire d'une marque de tourne-disques, ne s'en mêlât point et ne vint pas fissurer le mur des certitudes. Le 27 avril dernier, on était au 15e jour du mois de jeûne, son éminence le prince héritier du royaume d'Arabie Saoudite, Mohamed Ben Salmane, décidait de répudier le wahhabisme. 
Jusqu'à ce 27 avril 2021 et 15e jour du Ramadhan, Cheikh Tayeb s'acquittait sans se risquer à l'innovation, de son sermon traditionnel et quotidien, très sobrement intitulé «L'Imam Tayeb». Au 16e épisode de son cours magistral à la télévision, soit au lendemain du discours béni du tout-puissant futur roi d'Arabie Saoudite, on notait (2) déjà un changement d'approche subtil. «Parmi les facteurs qui ont constitué des obstacles sur la voie de la rénovation, il y a le refus de faire la différence entre ce qui est constant et ce qui est changeant», affirme-t-il sans sourciller. Il fait encore mieux au 17e épisode, au risque de provoquer une syncope chez Sissi à qui il a tenu tête durant six ans, arc-bouté sur ses deux inamovibles piliers, Boukhari et Mouslim. Voici ce qu'il dit : «La rénovation permanente du patrimoine est la clé qui permet à l'Islam de rester une religion vivante, mouvante, qui propage la justice et l'équité entre les hommes. Quand le patrimoine s'appuie sur la rénovation, comme outil et philosophie, dans toutes ses expressions, il est comme un courant, une rivière mouvante dont le cours ne s'arrête jamais.» Le lendemain, au 18e épisode, et comme stimulé par un mystérieux aiguillon, Cheikh Tayeb remet ça, avec un exercice d'autoflagellation comme on n'en a jamais vu de mémoire azharie.
Jugez-en : «L'appel à sacraliser le patrimoine théologique et à le mettre sur le même pied que la Charia mène à la stagnation de la jurisprudence islamique moderne, qui est le résultat de l'attachement de certains au texte, au détriment du sens. S'agissant de fatwas ou de règles théologiques anciennes qui étaient une rénovation en adéquation avec leur époque.» Mais malgré tous ces exercices de repentance qui semblent être inspirés directement des propos de Mohamed Ben Salmane, le recteur d'Al-Azhar n'a pas beaucoup profité de sa volte-face. En attendant les commentaires forcément acerbes du plus rude adversaire de Cheikh Tayeb, à savoir le penseur réformiste Islam Buhairi, relevons cette réaction perfide venue d'Al-Azhar. Il s'agit de celle de Saadeddine Al-Hillali, professeur de théologie comparée, dans la vénérable institution, appréciez : «Les déclarations de Tayeb marquent effectivement un changement, mais le mérite en revient au Président Sissi qui a insisté sur la nécessité de rénover le discours religieux. En deuxième lieu, il faut citer aussi le grand héros, l'astre luisant dans le ciel du monde arabe, le prince héritier d'Arabie Saoudite, l'émir Mohamed ben Salmane». Alors, qui est le chef, Cheikh Tayeb ?
A. H.

(1) En 2017, le recteur d'Al-Azhar a fait juger et condamner, par les tribunaux égyptiens, le penseur Islam Buhairi qui avait eu l'audace de remettre en cause certains hadiths compilés par Boukhari et Mouslim.
(2) En fait, nous devons ce relevé à la chaîne de télévision américaine Al-Hurra qui s'appuie sur des journalistes professionnels et compétents, pour faire passer la voix de l'Amérique. C'est encore mieux quand elle délivre ce genre d'information.

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