Elle garde encore sur son visage les stigmates du malheur. Elle n’en
revient pas. «Comment osent-ils me demander de lancer des youyous ? Il
faudrait que l’on m’extirpe les cordes vocales. Tenez, prenez-les,
faites-les vous-mêmes, les youyous. Moi je ne peux pas. Ils s’offusquent
parce que je ne souris pas, que je ne me suis pas peinturluré le visage,
que j’ai refusé de compter parmi la procession de voitures qui formaient
le cortège, alors que je viens d’enterrer ma mère il y a juste un mois.
Mon frère se marie, il a 23 ans, elle en avait 65 quand elle a rendu
l’âme. Elle est partie dans toute sa splendeur. Elle n’a pas été rongée
par la maladie. Elle nous a quittées sans avertir. C’est moi qui lui ai
donné son dernier bain avant de l’envelopper dans son linceul. Je la
vois encore me sourire. Et ils veulent que je fasse la fête. Non, c’est
trop exiger de moi.» Elle s’adressait, la gorge nouée, aux voyageuses du
métro qui l’écoutaient dans un silence religieux. Et chacune, ravivée
par le souvenir, évoquait son histoire. «Moi, mon père s’est remarié 20
jours après la mort de notre mère en nous sommant d’assister à la
cérémonie, sinon il nous chassait de la maison. Ma jeune sœur, la
benjamine, la plus gâtée par ma mère, n’a pas pu supporter ce supplice
et elle s’est enfuie. On la cherche toujours.» «Il a été clément, je
trouve, poursuit une autre. Le mien, il nous a expédiées chez sa sœur
qui n’avait pas d’enfants et qui habitait dans une autre ville. Trois
gamins de neuf, sept et cinq ans. Sa nouvelle femme ne voulait pas de
nous. Un cancer a emporté notre maman. Je suis grand-mère aujourd’hui et
j’en pleure encore quand j’en parle. La blessure est indélébile. C’est
tellement facile de trouver des excuses aux hommes. Et l’on n’imagine
même pas le mal que ça fait aux enfants parce que tout simplement on les
ignore. Ils n’existent pas dans pareille situation.»
