Placeholder

Rubrique Les choses de la vie

Jours tranquilles au Saint’O (2 et fin)

Nos professeurs n’étaient pas des machines à bourrer les crânes. Ils ne cherchaient pas à nous surcharger de cours à apprendre par cœur. Avant tout, ils tenaient à nous faire comprendre le contenu de ces leçons qui devaient compléter notre savoir et cerner tous les aspects de la vie qui nous attendait aux portes du lycée. Précision : c’était un enseignement laïque, oui, l'enseignement sous Boumediène était laïque ! – et il resta ainsi jusqu’à la fin des années 70. Le lycée devait nous armer pour notre vie d’adulte en développant notre curiosité et notre sens critique par le développement de nos capacités de raisonnement et de déduction. Le contenu global était progressiste car cette Algérie qui sortait d’une longue lutte contre la colonisation et qui brillait comme un phare pour tous les peuples opprimés ne pouvait former que des hommes engagés, révolutionnaires, prêts à relever les défis, tous les défis, dans les champs et les usines, mais aussi dans les écoles et les lycées, les universités, les casernes, etc.
Nos cours étaient appuyés par des sorties au cinéma et au théâtre. Chaque fois qu’un long-métrage abordant une œuvre inscrite au programme littéraire était projeté à la Cinémathèque, nos professeurs demandaient à l’administration d’organiser une sortie pour assister à la projection. Nous étions conduits deux par deux par des pions qui veillaient à notre sécurité jusqu’au retour au dortoir. Le spectacle des potaches rentrant au lycée à minuit, après une longue séance de projection, parfois suivie de débats, paraîtrait inconcevable aujourd’hui !
Au lycée même, les activités sportives et culturelles ne furent jamais négligées. Notre équipe de handball, rehaussée par la présence de plusieurs internationaux, remporta le titre de championne d’Algérie plusieurs fois. En football, nous avions la chance de voir évoluer nos aînés Aïssaoui Mouldi, Attoui 2, Séridi 3, etc. Les champions se recrutaient aussi dans le basket-ball, l’athlétisme, etc. Le sport scolaire était l’une des principales sources alimentant l’élite. J’ai déjà parlé de l’intérêt que nous portions aux différentes compétitions qui se déroulaient dans notre ville et il en est quelques-unes que je n’oublierai jamais comme ce match de football entre Santos FC avec toutes ses stars (Pelé, Pepe, Coutinho ..), opposé à une sélection Guelma-Annaba. Score : 1 but partout ! Ou ces quarts de finale de la Coupe d’Algérie, joués en aller-retour et qui virent les bois annabis s’effondrer sur la pelouse suite à un puissant tir de Lalmas ! Le lendemain, la photo était sur les grands quotidiens européens. Ou encore cet historique 8 à 0 glané par le grand CRB historique face à l’USM Annaba sur son terrain fétiche. Le plus gros score jamais remporté à l’extérieur ! Tous les buts furent marqués en seconde mi-temps. Un festival offensif d’une rare élégance avec cette remuante ligne d’attaque belcourtoise conduite par les Lalmas, Kalem, Achour que je découvrais pour la première fois.
A côté du football, il y avait le basket et c’était un plaisir de nous éparpiller sur les petites tribunes du Pax, les bras chargés de mandarines achetées à deux sous. Ou encore de faire le chemin jusqu’au stade des Lauriers roses pour voir le Red Star, équipe des débuts de Gamouh ou du MOA et de toutes ces formations de première division qui ont été happées par le gouffre de l’oubli.
Le cinéma n’était pas en reste. C’était la grande époque du Cinémascope-Technicolor, quand le septième art, bousculé par la télévision qui proposait séries et feuilletons palpitants, se sentit obligé d’inventer de nouvelles techniques pour se maintenir en vie. Et c’est donc tout naturellement qu’il se dirigea vers les grands espaces mis en relief par l’écran large et la couleur pour battre le petit écran. Entre westerns de la grande époque et péplums, le spectacle nous subjuguait et nous emportait loin de la Coquette, vers l’infini Far-West et les palais somptueux de Rome et d’Athènes. Quelques années plus tard, le western spaghetti nous envoûta avant que les successeurs de Serge Leone ne fassent n’importe quoi, sombrant parfois dans le ridicule avec les Aujourd'hui ma peau... demain la tienne, Quand les colts fument... on l'appelle cimetière, Dieu les crée, moi je les tue ou Je vais, je tire et je reviens, etc.
C'était l'époque de l'insouciance et de la joie de vivre. Le lycée nous donnait à voir le monde sans bouger de nos classes. Les matières enseignées tentaient d'incruster, dans nos petites têtes vierges, les bases d'un savoir qui, au fil des années, nous permettra de comprendre les comportements de nos semblables, l'histoire de notre pays et des autres nations, le climat, l'économie, la culture. C'était un enseignement classique non encore trituré par les expériences «innovantes» des multiples et successives réformes. C'était un enseignement à visage découvert et à dimension humaine. Le seul support technologique était cet appareil de projection de diapositives utilisé dans les cours de sciences naturelles. La salle réservée à cette matière se trouvait au fond de la nouvelle cours. Elle était mitoyenne d'un dépôt où l'on stockait tous les objets utilisés en science. J'avais très peur de ce coin. Peut-être à cause des squelettes suspendus qui se mettaient à danser au moindre coup de vent.
Le lycée n'était plus pour moi ce monde austère et effrayant qui m'avait fait pleurer le premier jour. Les semaines et les mois passèrent et ce fut bientôt décembre. Nous préparions fébrilement la grande fête qui devait être donnée la veille du départ pour les vacances de Noël. J'avais un petit rôle dans la pièce L'exception et la règle de Bertolt Brecht que nous devions jouer cette nuit-là. La nuit de toutes les folies : les professeurs se transformaient en chanteurs ou en clowns alors qu'au dîner amélioré, nous pouvions, enfin, bombarder les pions de tartes à la crème...
La fête durait jusqu'à une heure tardive. On nous servait encore un souper royal avant le retour aux dortoirs. Pas de rang, pas de discipline ! Cette nuit-là, tout était permis ! Le pion éteignait les lumières en nous souhaitant bonne nuit. Mais qui pouvait dormir ? Les yeux ouverts, la tête pleine d'images nostalgiques de nos villes et villages, de nos foyers, perdus là-bas derrière les montagnes, nous attendions avec impatience l'aurore.
Et il venait le beau matin. Au petit-déjeuner, des croissants à la place du pain beurré et quelques pâtisseries pour accompagner le lait servi exceptionnellement avec du chocolat... Et puis, c'était le long chemin vers la gare, une grosse valise entre les mains. Le jour ne s'était pas encore levé et les rues étaient désertes... La belle frimousse de Chadia nous disait bonjour depuis le fronton du cinéma Vox (le Forum, pour les plus anciens). Le train partait à six heures. Les wagons étaient bien chauffés et une ambiance douillette à l'intérieur des compartiments. Les filles du lycée Mercier étaient également là. Qu'elles étaient belles ! Dans leurs regards, la même lueur qui nous transportait déjà vers le cocon familial...
Après Bouchegouf, les premiers paysages recouverts de neige... Puis, les montagnes de Mechroha totalement livrées aux flocons. L'hiver était à l'heure. Le train aussi. A dix heures, la lourde rame se cambrait dans un ultime effort pour nous déposer devant la gare de M'daourouch. Une vieille plaque indiquait «Montesquieu». Le train repartait vers Tébessa. Là-bas, sous le préau, mon père, transi de froid, s'agitait dans son burnous noir blanchi par la neige. Il me cherchait des yeux. Ma valise était happée par mes cousins... Je courais à perdre le souffle... Ma mère était devant la porte, les bras ouverts.
Que d'émotions ! Que d'images qui dorment tranquillement dans le livre des souvenirs, comme dorment à jamais ma mère et mon père, là-bas, dans ce vaste cimetière, là-haut, au milieu du plateau balayé par les vents tantôt chauds, tantôt glacés, de ces temps déboussolés...
M. F.

 

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder