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Il y a dix ans, il y a une éternité, Abdou B !

Lui, qui aimait tant pimenter ses chroniques de citations pour mieux faire sens, aurait pardonné à son frère chroniqueur qui l'évoque aujourd’hui, dans les colonnes du Soir d’Algérie, avec d'autres citations. Avec ce sentiment d'effectuer la prière de l'absent. Avec cette idée qu’encore de son vivant, il aurait pu y faire ruisseler d’encre son stylo élégant et parfois tempêtant, aussi longtemps que son cœur malmené pouvait ne pas le trahir. Il en avait envie le grand frère de l’hebdomadaire La Nation des années noires du terrorisme, mais il continuait à écrire encore dans La Tribune un «Arrêt sur image» en guise de chronique de l’irrationalité algérienne en action.
Et c’est aujourd'hui, ici même, dans Le Soir, un réel arrêt sur image, sur la sienne de vieux loup des mers journalistiques agitées. Ah ! Sa chère tête de boucanier de Barika, d'écumeur de mots, de chasseur de verbes dont il a fait sa vie durant un métier pour en vivre intensément ! Lui, l'aîné par l'âge des artères et des mots, le grand frère du métier de Joseph Pullitzer, Albert Londres, Hassanein Heykel et Abdelkader Safir. Le pote des longs jours d'exil, des jours de peu, des jours de peine moussés et brassés dans des verres ronds ou filiformes, a brisé son légendaire stylo Bic le jour de l'An. Il y a dix ans, en fait il y a un siècle, il y a déjà une éternité, avec ce sentiment mystérieux, ambivalent, qui vous fait sentir qu’il est finalement parti juste hier !
Un jour de deuil pour les siens, pour les siennes particulièrement, par lui tant et si bien aimées. Jour d'affliction, jour où son cœur, quatre fois ponté, a choisi pour cesser de battre à jamais. Pour que s’éteignent pour de bon les mots d’Abdou B., le fils de Khandra le cordonnier. Khandra le preux, le valeureux, le digne père qui avait le cuir suffisamment tanné et l'indignation nationaliste assez forte pour mourir en martyr de la Révolution. D'ailleurs, comme une ponctuation d'amour, Abdou B. ne jurait toujours que par Khandra, ne faisait serment que sur sa tête de maquisard des Aurès par trop sacrée !
Ses femmes, comme il disait pour désigner son épouse de toujours et ses filles adulées, doivent se dire, en ce jour, dix ans après, comme d’ailleurs Molière, que «l'absence de ceux qu'on aime, quelque peu qu'elle dure, a toujours trop duré». Un peu, beaucoup même, pour nous aussi, ses amis et ses frères d’Algérie et d’exil français. Bien sûr, Pierre Corneille avait bien raison d'affirmer que «l'absence ne fait mal que de ceux que l'on aime». Mais évoquer après tout Abdou B., c'est citer aussi Tahar Benjelloun, dont il appréciait les mots de l'exil et de la terre natale. Mais sur l'absence, le père de Moha le fou, Moha le sage, qui connaît Les Cicatrices du soleil et sait ce que c'est La Soudure fraternelle, a quand même tort de croire que l'absence «est une ride du souvenir. (Que) c'est la douceur d'une caresse, un petit poème oublié sur la table». Oui, l'auteur de L'Homme rompu et de Cette aveuglante absence de lumière n'avait pas raison car Abdou B. n'est pas une ride du souvenir, un poème oublié sur un coin de table même dressée à la gloire de Bacchus !
Abdou B., c'est le temps de la fraternité vécue, de la confraternité partagée. C'est le temps du souvenir aussi éternel que sera longtemps éphémère la vie du chroniqueur du Soir. Abdou B., c'est le temps qui passe mais ne s’arrête pas. Et «le temps n'est jamais perdu s'il est donné aux autres», disait Abou Ettayeb El Mutanabbi que parfois le chroniqueur traduisait pour le grand frère. Abdou B., mon Dieu, c'est les mots de la colère difficilement rentrée et de l'indignation vite sortie ! De la plume que le clavier, de toute sa vie, n'a jamais remplacée. C'est le ciné et la télé dont il a voulu, chez lui, dans son pays, en faire tout un cinoche en HD et en 3 D. C'est le journalisme qu'il a vécu par les trois «P» : le plomb, le proof et la PAO, même si la production par ordinateur assistée était conçue pour mettre en page ses propres mots systématiquement manuscrits.
Abdou B., c'est des noms, des haltes, des parenthèses, des enfantements, des allers et retours et un départ sans retour, le premier janvier 2012 ou le 31 décembre quelques minutes auparavant. C'est Barika, Alger et Paris. El Djeïch, Révolution Africaine, les Deux écrans, La Nation, La Tribune, Le Quotidien d'Oran également. Et un certain Conseil national économique et social, le Cnes de fin de vie comme chargé d’études. Etape fatale pour un cœur tellement torturé.
Abdou B., ce fut aussi un cœur si vaste qu'on avait toujours envie d'y entrer. Qui battait de ce sang rouge de la générosité algérienne et de l’intransigeance chaouie. À Paris, entre Abdou et le chroniqueur, le contenu d'une cacahuète était suffisant pour que deux amis impécunieux puissent le partager, selon le proverbe burkinabé. Sur les bords de Seine, «j'ai cueilli ce brin de bruyère. L'automne est mort, souviens-t-en. Nous ne nous verrons plus sur terre. Odeur du temps, brin de bruyère», disait Guillaume Apollinaire.
Alors, au revoir Abdou, meilleurs vœux, mon frère, et à l'année prochaine, il y aura peut-être d'autres citations pour toi, sacré forban ! Et si le Covid variant ou une autre fatalité m’en laisserait le loisir, je te dirais d’autres mots.
N. K.
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