Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Si Laghouat m'était contée (suite et fin)
Par Arezki Metref
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Je
ne vais pas vous la jouer à la demande générale, mais le petit récit de
la semaine dernière sur Laghouat a visiblement fait jaser. Peut-être
même dans le bon sens du terme. Comme quoi, on a besoin de retour à
l'ancien temps. Retour et pas régression. Surtout pas !
Publié sur les réseaux sociaux, le pensum a donné lieu à diverses
réactions. Peut-être que ça n'a rien à voir, mais la publication par
l'ami Lazhari Labter – lui-même natif de Laghouat – d'un récit
nostalgique sur les lieux de son enfance laghouatie, Retour aux sources,
m'incite à récidiver. D'autres réactions à cet article m'ont ôté les
derniers et fragiles scrupules pour commettre un «Si Laghouat m'était
contée 2». Voilà donc !
Bien sûr, je vais un peu le personnaliser comme me l’ont suggéré de
nombreux lecteurs qui ont trouvé le dernier épisode par trop historique,
trop solennel. Peut-être même un chouia guindé.
Oui, j'ai vécu moi-même à Laghouat durant ma prime enfance. C’est grave,
docteur ? C'était durant la guerre. Comme tous les souvenirs qui se
rattachent à cette période de la vie d’une personne, les miens sont à la
fois vagues et précis. Pendant des années, j'ai joué inconsciemment à ce
jeu innocent qui consiste à magnifier la ville à travers l'image unique
qu'en avaient captée les yeux d'enfant. Je ne voulais pas lâcher la
proie. Cette image et rien d’autre. Une sorte de carte postale
intérieure inexpugnable ! Longtemps cette souvenance demeura comme
quelque chose de présent vain et d’inaccessible étoile.
Au vrai, rien n'empêchait, bien entendu, d'y retourner pour confronter
le souvenir à la réalité. Je ne le fis que tardivement au début des
années 1980, soit 35 ans plus tard. Je retrouvai, grâce à l'aide d'un
parent qui y vivait encore, la maison qui fut la nôtre à El-Qabou, dans
le vieux Laghouat, probablement non loin de la place des Pèlerins,
quartier d'enfance de l’ami Lazhari Labter.
Deux surprises, lors de ce retour. La petite seguia qui était un fleuve
dans mon souvenir d'enfant devenait, aux yeux de l'adulte revenu sur les
traces de son passé, tellement minuscule qu'elle en perturba la
réminiscence d'une noyade.
J'avais aussi gardé l'image de murs blancs alors qu'en réalité, il
s'agissait de murs en terre ocre.
J’ai retrouvé les arcades qui faisaient la caractéristique du
centre-ville. Adulte, je découvrais ce que je ne connaissais pas enfant.
D'abord l'histoire coloniale de la ville telle que j'ai tenté de la
restituer ici-même. Et, en plus, des circonstances exceptionnelles ont
fait que j'ai dû me rendre à Kourdane, ce lieudit devenu célèbre grâce à
une histoire d'amour. Je venais de lire un roman de Frison-Roche, Djebel
Amour, à forte teinture d’orientalisme tardif et voulais visiter le
décor de l'histoire véridique qu'il raconte.
Sid-Ahmed Tedjini était le chef de la confrérie des Tidjania, dont la
maison mère est la ville sainte d'Aïn-Madhi, à une vingtaine de
kilomètres de Laghouat, mais qui a rayonné à travers tout le Sahara.
Elle est à ce jour la confrérie soufie algérienne la plus implantée dans
le monde.
Sid-Ahmed Tedjini a été assigné à résidence en France. A Bordeaux, il
fait la connaissance d'une Française, modiste, du nom d'Aurélie Picard.
Le romancier parle de coup de foudre. Les historiens disent aussi
qu'entre le chef soufi et la Française moyenne, l'amour est passé tout
de suite. Autorisé à rentrer à Aïn-Madhi, il emmène sa jeune épouse.
Mais à Aïn-Madhi, où le dignitaire religieux est tenu à des obligations
drastiques et où il est déjà marié, les rapports avec les notables
Tidjani se passent mal. Sid-Ahmed décide de construire pour sa belle un
nid d'amour, une sorte de Taj Mahal à petite échelle. Ce sera Kourdane.
Il choisit un terrain au piémont d'un djebel au nom propice, le djebel
Amour. Il y installera sa femme française, qui régnera sur ce domaine
jusqu'à sa mort. Elle est enterrée dans le jardin.
Ba Hassan, le gardien des lieux en ces années 1980, errait comme un
fantôme dans la maison en ruine. Il faisait de son mieux pour préserver
le bâtiment mais c'était au-dessus de ses forces et de ses moyens. Ni la
confrérie, dont les moyens matériels et financiers ne sont pas
négligeables, ni les autorités algériennes, qui pourraient considérer
l'endroit comme historique, n'étaient prêtes à mettre la main à la
poche. Alors Ba Hassan, qui était attaché à l'endroit car il y avait
passé toute sa vie et parce qu'il n’avait aucun lieu où aller, essayait
alors de sauver les meubles. Il avait bien connu Aurélie Picard et
Sid-Ahmed Tidjani, l'ascète fougueux. Il connaissait toutes les
histoires que leur liaison avait provoquées.
La maison était décatie.
Dans la chambre du couple, une grande photo de la maîtresse de céans :
un visage rond, un nez aquilin, le menton et le regard déterminés.
C'était assurément une femme de tête. Dans une autre pièce, il y avait
la photo d'un jeune homme aux cheveux blonds. Le frère d'Aurélie Picard,
dont c'était la chambre. Il avait vécu une partie de sa vie avec sa
sœur, aux portes du désert. Sur un mur, à la naissance de l'escalier qui
mène à l'étage, on voit le portait de Félix Faure, le président français
de cette période, qui avait eu aussi une histoire tragique avec l’amour
puisqu’il décéda dans une étreinte. Enfin, dans ce qui devait être une
salle de réception, restaient accrochées au mur quelques belles pièces
d'une collection d'armes anciennes. Ba Hassan confiait tout à trac que
la collection était imposante. Mais depuis quelques années, les pandores
algériens venaient et se servaient. Il ne pouvait rien leur dire. Ba
Hassan est probablement décédé. Avec lui, tout un monde de frémissements
s’est éteint.
Voilà ! Quelques impressions fugaces qui restent au-delà de tout. Je ne
sais dans quel état se trouve Kourdane aujourd’hui mais peut-on vraiment
croire au miracle ?
Evidemment, aujourd’hui en 2017, je ne sais pas si je reconnaîtrai la
ville. Sans doute s'est-elle considérablement développée et, comme le
reste de l'Algérie, probablement anarchiquement, dans le déni de
l'architecture traditionnelle qui avait son charme et ses
fonctionnalités. Mais cela ne change rien à l’image intérieure. C’est
juste une autre histoire.
A. M.
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